Ce numéro de Theoria. A Journal of Social and Political Theory propose la première traduction anglaise du rapport de Saint-Just Sur la Police générale, sur la justice, le commerce, la législation et les crimes des factions du 26 germinal an II (15 avril 1794). La Convention nationale en fit probablement imprimée une dans cette langue, mais elle n’a pas été retrouvée. Celle qui est proposée est donc l’œuvre originale de Christopher Fotheringham, du département traduction et interprétariat de l’université de Witwatersrand. Vu la rareté des sources de l’histoire de la Révolution rendues accessibles dans une autre langue que le français, l’opération méritait d’être saluée ici. L’éditeur Berghahn Books, qui publie Theoria. A Journal of Social and Political Theory, a autorisé Révolution Française.net à faire paraître la traduction française de l’introduction de Jérémie Barthas à cet important rapport de Saint-Just. Il a paru superflu de reproduire sa note bibliographique, destinée au public de langue anglaise. Il y précisait que le « projet d’offrir aux lecteurs Sud-africains une traduction de Saint-Just pour le deux cent-vingtième anniversaire de sa mort, (lui avait) été inspiré par les introductions de F. Leclercq à ses éditions des Écrits révolutionnaires et des Rapports et déclarations du ministre de la police générale de Joseph Fouché, publiées en 1998 chez Paris-Zanzibar. »

Introduction au Rapport sur la Police Générale de Saint-Just

par Jérémie Barthas

Nous proposons la première traduction anglaise moderne du rapport sur la police générale et d’autres matières présenté par Louis-Antoine Saint-Just à la Convention nationale en date du 15 avril 1794. Il s’agit de son dernier rapport : sa dernière évaluation du développement de la Révolution française depuis 1789 ; sa dernière analyse des conséquences économiques et sociales du combat qui continue d'opposer les forces révolutionnaires et les forces contre-révolutionnaires ; son dernier sommaire de ce qu’il fallait encore accomplir pour consolider les fondements de la jeune République. Quelques mois plus tard, le 10 Thermidor an II de la République française (28 juillet 1794 de l’ère commune), Saint-Just serait guillotiné à Paris, Place de la Révolution.

L’un des plus brillants représentants du peuple à la Convention nationale depuis son établissement en septembre 1792, membre de son Comité de salut public depuis juin 1793, Saint-Just n’avait pas atteint sa vingt-septième année lorsqu’il mourut avec son collègue Robespierre et plusieurs dizaines de leurs alliés. La nuit du 9 Thermidor, certaines circonstances avaient permis à leurs ennemis de les déclarer hors la loi, et par conséquent de les priver d’un procès. Parmi les Thermidoriens, on devait se demander – comme il apparaît dans les mémoires posthumes de l’un des plus éminents d’entre eux – comment la Convention nationale « aurait-elle pu faire juger celui qu’elle ne pouvait accuser que d’avoir débité à une tribune des paroles qu’elle avait écoutées avec assentiment et qu’elle avait transformées en décrets »(1). Mais au lendemain des évènements, les Thermidoriens orientèrent l’attention de la Convention nationale sur un obscur Bureau de police générale que Saint-Just avait récemment formé, et qui avait été un temps supervisé par Robespierre. Un mois plus tard, l’existence même de ce bureau passait pour la preuve indiscutable des actions tyranniques de Robespierre et de ses ambitions secrètes : « La Convention sait que Robespierre, pour marcher à la contre-révolution par la terreur, avait organisé une police générale dont il s’était chargé exclusivement avec Saint-Just »(2).

Le Bureau de police générale (3) n’était pas une agence de renseignement clandestine, mais plutôt la conséquence directe du rapport de Saint-Just sur la police générale d'avril 1794, et de la division du travail au sein du Comité de salut public, créé l’année précédente pour surveiller l'exécution des lois. Ce rapport avait engagé l’autorité personnelle de Saint-Just pour ce qui était sa mise en forme et sa présentation. Il n’en était pas moins le résultat d’une collaboration entre les membres du Comité de salut public et ceux du Comité de sûreté générale. Ce dernier était en charge de la police politique : il devait surveiller les activités contre-révolutionnaires et maintenir l’ordre public. Son histoire se confond avec celle de la Convention nationale, depuis son établissement jusqu’à sa suppression en novembre 1795. En septembre 1793, lorsque le peuple de Paris demanda à ce que « la Terreur » soit placée « à l’ordre du jour », le champs de compétences du Comité de sûreté générale fut redéfini et son organisation et ses procédures furent rationalisées. Il devint l’un des principaux centre du pouvoir, travaillant en étroite collaboration avec le Tribunal révolutionnaire.

Discipliner la Terreur, introduire en pratique les principes égalitaires, maintenir la domination du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, tels allaient être les enjeux des mois qui suivirent. Saint-Just les affronta résolument, devenant l’un des principaux théoricien du Gouvernement révolutionnaire. En décembre 1793, par le décret du 14 Frimaire, fut affirmée la prééminence du Comité de salut public sur le Comité de sûreté générale concernant l’inspection et la surveillance des autorités et des agents publics. Le rapport présenté par Saint-Just en avril 1794 fut élaboré dans la ligne de ce décret, mais il prenait aussi en compte une série de décrets plus récents – les décrets de Ventôse – qui définissaient une politique sociale révolutionnaire basée notamment sur la redistribution aux infortunés des propriétés confisquées aux ennemis de la révolution.

Le problème que représentaient les multiples opportunités d’abus de pouvoir de la part des détenteurs d’une autorité publique avait été considéré dans la Constitution de l’an Un – l’une des plus démocratiques jamais écrites – mais il était loin d’être résolu en pratique. La demande populaire de Terreur reposait aussi sur le fait que les lois de la Convention n’étaient pas appliquées, souvent à cause des résistances d’officiers publics, dont certains étaient probablement hostiles au développement de la politique sociale du Gouvernement révolutionnaire. Le décret de décembre 1793 ne permit pas de répondre à cette préoccupation, et les représentants en mission dans les départements continuèrent à envoyer des rapports à ce sujet. L’adoption d’un nouveau décret conférant au Comité de salut public davantage de pouvoirs de police sur les autorités subalternes et les administrations publiques apparut alors nécessaire.

En tant que discours prononcé devant la Convention, le rapport de Saint-Just tenait de la performance rhétorique visant à convaincre la représentation nationale de voter en faveur du décret associé. Et la convention adopta le décret, après quelques amendements. Quelques jours plus tard, Saint-Just commença donc à organiser le Bureau de Police du Comité de salut public. Dans les semaines suivantes, certains membres des Comités de sécurité générale et de salut public, et certains représentants en mission, en vinrent à concevoir le Bureau de police et de surveillance administrative comme une menace lorsqu’ils comprirent qu’il pouvait aussi conduire des enquêtes sur eux-mêmes. Le 8 Thermidor, Robespierre ne fit que renforcer leurs craintes en faisant allusion à une nouvelle liste de proscription.

Il est assez singulier de constater qu’il n’y a eu jusqu’à aujourd’hui qu’une seule étude détaillée sur un organe tel que le Bureau de Police qui semble si important pour l’interprétation de la Terreur et des actions des robespierristes. Publiée en 1930, elle fut élaborée à partir des archives laissées par le Bureau de Police : elle en considère l’organisation et le travail quotidien ; elle compare ses activités avec celles du Comité de sûreté générale. Son auteur, l’historien Norvégien Arne Ording, a répondu point par point à la légende thermidorienne. Il a montré que le Comité de sûreté générale conserva la direction de la police révolutionnaire durant toute la période. En somme, l’incorruptible voyait juste lorsque, sur le point d’être éliminé, il s’étonnait devant la convention : « Eh bien ! Croira-t-on que ce seul mot de police générale a servi de prétexte pour mettre sur ma tête la responsabilité de toutes les opérations du Comité de sûreté générale, des erreurs de toutes les autorités constituées, des crimes de tous nos ennemis? »(4). Dans son rapport sur la police générale, Saint-Just proclamait : « une révolution comme la nôtre n’est pas un procès, mais un coup de tonnerre sur tous les méchants ». Mais le Bureau de police formé par Saint-Just servit finalement de paratonnerre : parvinrent à s'y décharger toutes les responsabilités pour les excès de la Révolution.

NOTES

(1) P. Barras, Mémoires, éd. G. Duruy, vol. 1. Paris, Hachette, 1895, p. 188.

(2) Réimpression de l’ancien Moniteur (Mai 1789–Nov. 1799). Vol. XXI : 19 juin 1794 – 21 sept. 1794, éd. L. Gallois, Paris, Bureau central, 1841, p. 637.

(3) A. Ording, Le Bureau de police du Comité de salut public. Étude sur la Terreur, Oslo, Dybwad, 1930.

(4) M. Robespierre, Œuvres, Tome X : Discours (5e partie), 27 juillet 1793 – 27 juillet 1794, éd. dir. M. Bouloiseau, A. Soboul, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 565.