Il est également impossible de projeter sur les ouvriers du XVIIIe siècle les critères du XXe siècle. Il faut donc s’intéresser à l’identité originale de ces ouvriers. L’identité n’est ni donnée, ni figée : elle s’éprouve lors d’expériences partagées, elle est donc plurielle et ouverte. Les ouvriers développent une conscience professionnelle : ils se sentent appartenir à un métier. Cette conscience professionnelle s’inscrit dans l’ensemble des identités communautaires : les hommes du 18e siècle se sentent appartenir à un village, à un quartier, à un métier. De plus, l’identité n’est pas univoque : ce sentiment d’appartenance à une communauté s’inscrit dans une série d’identités emboîtées. Les ouvriers sont insérés dans l’ensemble des couches populaires : ils partagent par exemple l’attachement à l’économie morale, qui veut que les autorités réglementent l’activité économique pour permettre la vie.
Il est néanmoins judicieux d’étudier les ouvriers dans leur ensemble pour deux raisons. D’une part, ils présentent des traits communs et originaux. Le travail est le creuset d’une identité ouvrière. Au travail, les ouvriers forgent des pratiques et des valeurs : le travail qualifié nourrit l’exaltation du métier ; l’élasticité du temps de travail, la plasticité de l’espace de travail, la maîtrise du processus de production nourrissent l’attachement à l’autonomie ; la qualification et l’autonomie fondent la fierté. Toutefois, il faut préciser que des modalités similaires de construction de l’identité au travail ne donnent pas nécessairement naissance à une conscience collective car l’exaltation de la qualification suscite le sentiment d’appartenir à un métier. Fiers de leur savoir-faire, menuisiers, verriers, maçons … développent un sentiment comparable : ils se sentent tous appartenir à un métier, mais chacun à son métier.
D’autre part, les ouvriers partagent au travail une série d’expériences : l’industrialisation, les bouleversements des Lumières et la Révolution française. Mais, pas plus que l’identité comparable forgée au travail ne donne automatiquement naissance à une conscience collective, ces expériences partagées ne suscitent une telle conscience. En effet, les ouvriers ne constituent pas un « matériau humain brut », selon la formule d’E.P. Thompson dans son livre sur La formation de la classe ouvrière anglaise, qui constitue une référence fondamentale pour l’histoire ouvrière actuelle (1). Ils vivent les mutations du XVIIIe et du XIXe siècle pour partie en fonction de leur identité préexistante. Ainsi, leur conscience professionnelle se trouve cristallisée par des organisations professionnelles, dont le renforcement, inhérent à la montée des tensions qui accompagne l’industrialisation, peut entretenir les césures entre métiers ou entre les ouvriers qualifiés et les autres, notamment les femmes. Par ailleurs, les ouvriers participent aux mobilisations populaires générales de la Révolution française et développent alors la conviction de posséder des droits civiques. Ainsi réapparaissent des identités plurielles, sous des formes nouvelles.
Si l’invention d’une conscience collective ouvrière n’est nullement évidente, l’identité ouvrière n’est pas pour autant figée. Bien au contraire, les ouvriers sont des acteurs des transformations à l’œuvre et leur identité s’enrichit. Ils élaborent des stratégies et cultivent des aspirations, et contribuent ainsi au développement de ces transformations au même titre que les autres protagonistes sociaux. De plus, celles-ci sont des processus originaux et complexes, forgées précisément par les rapports entre les différents acteurs sociaux.
Les ouvriers peuvent donc être appréhendés comme des acteurs à part entière. Acteurs du façonnement de leur identité, ils ne sont pas créés par la révolution industrielle sous la forme d’un prolétariat homogène au XIXe siècle. Les ouvriers sont donc aussi des acteurs de la voie originale française d’industrialisation. Ils résistent aux exigences nouvelles des manufacturiers et des négociants, qui, dès le XVIIIe siècle, cherchent à rationaliser le travail et à remettre en cause leur autonomie. Mais leur résistance ne doit pas être vue comme archaïque : les ouvriers ne sont pas des obstacles à l’application d’un modèle anglais de révolution industrielle. Leur résistance contribue plutôt au façonnement de l’originalité de l’industrialisation française. Elle suscite le renforcement des organisations ouvrières qui favorisent, dans les luttes, la découverte des Lumières, la revendication de droits, notamment durant la Révolution. De plus, l’intervention des ouvriers dans la Révolution contribue à son ampleur, concourt donc à en faire la matrice de l’originalité de l’histoire de France. Enfin, les ouvriers sont des acteurs de la Révolution française : ils développent des luttes ouvrières tout en participant aux diverses mobilisations populaires, révolutionnaires ou anti-révolutionnaires, citadines et rurales. Les ouvriers sont des acteurs de toutes les mutations en cours : ils les abordent à travers leur identité et celle-ci s’enrichit de leurs expériences, sans que pour autant l’émergence d’une conscience collective soit évidente.
Ce renouvellement de l’analyse sociale, qui écarte la réification des groupes sans renoncer à une approche collective de la société, peut contribuer au renouvellement de l’interprétation de la Révolution française, dont témoigne le colloque Vers un ordre bourgeois ?, dans lequel J.-P. Jessenne écrit qu’on peut « réinterroger l’événement révolutionnaire en partant des acquis récents de l’histoire sociale selon lesquels l’identité (…) des groupes (…) n’est pas un donné, mais le résultat d’une construction ( ;) l’identification d’un groupe ou d’une classe découle d’interactions multiples entre des rapports socio-économiques, des représentations culturelles et des investissements politiques » (2). Pour autant, les ouvriers n’abordent pas la Révolution comme un « matériau humain brut », pour reprendre l’expression de E. Thompson : leur participation à la Révolution est marquée par l’investissement dans celle-ci de leurs revendications et, plus largement, des tensions inhérentes à l’industrialisation dans la Révolution.

La sans-culotterie revisitée par l’histoire du travail

Albert Soboul a apporté une contribution essentielle à l’analyse de la sans-culotterie (3). Celle-ci apparaît en 1792, puis se développe en 1793-94. Elle mène trois combats : pour les subsistances, pour la défense nationale, pour la démocratisation de la Révolution. Dominée par les artisans et les boutiquiers, la sans-culotterie présente une grande hétérogénéité sociale : elle rassemble des bourgeois et des gens du peuple, des maîtres et des compagnons. Ceux-ci partagent l’idéal de petite production, le combat pour le pain et développent une culture politique démocratique. Ces combats, pratiques et idéaux communs expliquent la réunion de gens si variés, voire de conditions opposées (patrons et ouvriers) dans un même mouvement. Mais ces différences ne disparaissent pas pour autant : A. Soboul en est bien conscient et il y voit l’origine des contradictions qui fragilisent la sans-culotterie.
Néanmoins, à partir d’une étude poussée de la montée des conflits du travail entre maîtres et compagnons dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Steven Kaplan a remis en cause cette analyse. Il souligne que les conflits du travail s’aggravent notamment lors de la tentative de suppression des corporations en 1776. Étant donné que les corporations mettent en œuvre la police du travail, les ouvriers estiment que la suppression de celles-là signifie la disparition de celle-ci. S. Kaplan pense que ce traumatisme du « carnaval de Turgot » explique la survie des corporations au début de la Révolution, en dépit de l’abolition des privilèges (les corporations étaient des corps privilégiés, dotés de monopoles). De plus, les ouvriers intègrent les principes révolutionnaires et revendiquent notamment la liberté d’association (4). Ils exigent la suppression de la police du travail d’Ancien Régime, dont ils ont combattu le durcissement (5). La poussée des luttes ouvrières est si forte que les modérés – les futurs Feuillants – entreprennent de la briser avec la loi Le Chapelier de juin 1791, adoptée dans un contexte politique périlleux : la poussée démocratique, puis la fuite du roi. La loi Le Chapelier rappelle l’interdiction des organisations ouvrières et limite donc au domaine politique l’exercice des droits civiques, dont les ouvriers sont aussi privés comme citoyens passifs (6).

Cette aggravation des conflits du travail est telle que, pour S. Kaplan, l’union des maîtres et des compagnons dans la sans-culotterie en 1792 est impossible. Il développe donc une nouvelle vision de la sans-culotterie, qui rompt avec l’interprétation classique :

« Le mouvement sans-culotte fit office d’instrument de contrôle social postcorporatif. L’ordre du jour des sans-culottes contribua à prévenir, déplacer et discréditer tout conflit sur le marché du travail. Les valeurs fondamentales des sans-culottes – patrie, famille, travail – interdisaient le genre d’anarchie qui avait fait de la première moitié de 1791 une période si pénible (7). »

Le renversement qu’opère S. Kaplan sur le plan social est complété sur le plan politique par H. Burstin dans son analyse des rapports entre les élites politiques, les militants révolutionnaires et les masses populaires :

« On peut considérer le sans-culotte comme un moule inventé par les élites révolutionnaires pour contenir le mouvement populaire parisien. Pour que ce moule soit efficace, il doit être crédible et acceptable aux yeux, soit des élites qui fixent les bornes de la participation populaire, soit des couches qui doivent s’y identifier. A cette fin, sa figure doit rester aussi vague que possible. Il y a effectivement une sociologie du sans-culotte, mais intentionnellement imprécise : plus vague est la connotation, plus élastique s’avère son application, et plus efficace son emploi métaphorique (...) Le problème est donc celui de permettre aux individus de se situer, de se représenter et de s’interpréter à l’intérieur d’un nouveau système de valeurs mis en place par la Révolution. Pour rattacher les individus à ce système, tout un arsenal idéal typique entre en jeu : une série de notions douées de force de cohésion comme ‘‘peuple’’, ‘‘citoyen’’, ‘‘sans-culotte’’, auxquelles on a recours afin de stimuler un sentiment d’adhésion et d’appartenance » (8).»

Selon Ph. Minard, c’est précisément la loi Le Chapelier qui, en séparant radicalement le social et le politique, suscite « un escamotage du social qui a ouvert la voie à la construction socio-politique factice de ‘‘peuple’’ unifiée autour des thèmes du patriotisme et de la lutte pour les subsistances » ; les rapports sociaux réels sont occultés au profit d’une « citoyenneté abstraite » (9).

Si ce questionnement est intéressant, l’adhésion aux réponses suggérées par ces historiens n’est pas obligatoire. D’ailleurs, d’autres historiens relèvent que les ouvriers se comportent en citoyens au travail, font appel aux sans-culottes ou adhèrent à la sans-culotterie. Ainsi, les ouvrières des filatures parisiennes sollicitent l’appui des sans-culottes pour obtenir de meilleurs salaires. Elles se comportent comme des « citoyennes au travail » : en conflit avec un chef, une ouvrière lit à haute voix dans son atelier la Déclaration des droits de l’Homme (10). C’est d’autant plus remarquable que les ouvrières restent privées des droits civiques en tant que femmes. Les ouvriers de la défense nationale contribuent à la mobilisation nationale et révolutionnaire, tout en avançant leurs revendications qui peuvent, d’ailleurs, se heurter à l’effort de la Convention pour rétablir la discipline du travail au nom de l’effort de guerre (11).
Il apparaît donc que l’histoire des ouvriers peut contribuer au débat sur la réinterprétation de la sans-culotterie, ouvert par S. Kaplan à partir d’une analyse des conflits du travail.

« La Révolution interdit les grèves et les syndicats », « Bonaparte crée le livret ouvrier »

De telles assertions ne sont pas rares, notamment dans les manuels scolaires (12). La Révolution interdit les syndicats avec la loi Le Chapelier, lit-on, comme s’il y avait des syndicats, comme si les associations ouvrières avaient été légales sous l’Ancien Régime et comme si la Révolution était un personnage (la personnification de la Révolution tend à occulter les tensions entre ses acteurs et la diversité des expériences révolutionnaires). En fait, interdites sous « l’Ancien Régime », les associations ouvrières se sont renforcées au XVIIIe siècle, du fait de la résistance des ouvriers face aux nouvelles exigences patronales qui accompagnent le développement économique et face au durcissement de la police du travail qui tente de briser cette résistance. L’interdiction des cabales est rappelée notamment dans deux grands édits de police du travail, celui de 1749 qui généralise le billet de congé (pour être embauché, un ouvrier doit – devrait – présenter un certificat de son précédent maître ; pour l’obtenir, il faut respecter un délai de congé, ce qui empêche de sortir sur un coup de colère ou lors d’une cabale), puis celui de 1781, au lendemain du « carnaval de Turgot », qui crée le livret ouvrier, livret qui compile les billets de congé successifs (13).
Précisément, l’autre erreur que l’on peut relever, c’est l’attribution au Consulat de la création du livret ouvrier. Créé en 1781, le livret se heurte à une très forte résistance des ouvriers dans les années 1780. A partir de 1789, ils développent leurs luttes et exigent que les droits révolutionnaires s’appliquent au domaine du travail. Par conséquent, la police du travail est remise en cause, voire tombe en désuétude : pour les ouvriers, la liberté correspond non seulement à la liberté d’assemblée, d’association (comme on l’a vu) mais encore à la liberté de mouvement : quitter un patron sur-le-champ. L’offensive ouvrière est réprimée par la loi Le Chapelier, mais les associations ouvrières ne disparaissent pas pour autant. De plus, la police du travail reste fragilisée, même si les gouvernements successifs s’efforcent de rétablir la discipline : la Convention pour la défense nationale, le Directoire et le Consulat pour terminer la Révolution, fonder un ordre favorable aux propriétaires, comme le montre l’article 1781 du code civil qui affirme qu’en cas de discorde sur les salaires, « le maître est cru sur son affirmation ».
La loi de germinal an XI constitue une véritable « loi-cadre » pour le « nouvel ordre manufacturier », selon les expressions de J-P Hirsch (14). Cette loi est parfois présentée comme créant le livret ouvrier ou le restaurant. Cependant, l’ampleur des bouleversements révolutionnaires est telle qu’il est difficile, voire impossible de rétablir la police du travail d’Ancien Régime. Précisément, Alain Cottereau souligne les différences entre le livret de 1781 et celui de 1803 (15). D’abord, le nouveau livret est un contrat privé et non plus une mesure de surveillance publique. Certes, c’est le patron qui indique si les engagements ont été tenus. Mais ceux-ci ne sont pas précisés par la loi. Ils tiennent en fait aux usages, dont le code civil prescrit le respect. Ces usages sont locaux. Mais comment les ouvriers peuvent-ils obtenir satisfaction alors que le maître est cru sur parole ? En fait, il faut distinguer louage d’ouvrage et louage de service. Le louage d’ouvrage concerne les ouvriers qualifiés, le louage de service les journaliers et les domestiques. Or, le fameux article 1781 du code civil ne s’applique qu’au louage de service. Pour les ouvriers qualifiés, il revient au patron de fournir des preuves écrites : aux prud’hommes, les ouvriers obtiennent la restitution des livrets retenus par le patron, lorsque celui-ci ne peut fournir de preuves. Mais, la distinction entre louage d’ouvrage et louage de service n’est pas nette au début du 19e siècle. Elle est précisément un enjeu entre patrons et salariés. Ensuite, il est interdit aux patrons de porter des appréciations sur les livrets : les autorités et les tribunaux rappellent cette interdiction qui manifeste leur volonté d’appliquer des principes révolutionnaires au domaine du travail.
Une fois établis ces changements importants, il semble impossible de parler de ‘‘restauration’’ du livret d’Ancien Régime. Selon A. Cottereau, le nouveau livret ne vise pas tant à brider la mobilité des ouvriers qu’à la faciliter : l’inscription des dettes sur le livret permet aux ouvriers de les rembourser tout en changeant de maître. Cependant, selon A. Dewerpe, le livret reste encore un « instrument de contrôle » (16). Si l’ordre fondé par Bonaparte est favorable aux propriétaires, la stabilisation de la société postrévolutionnaire implique l’intégration de droits nouveaux. Si les manufacturiers et les négociants disposent d’institutions représentatives et si les luttes ouvrières sont durement réprimées, le nouvel ordre n’est pas la restauration de l’Ancien Régime.
Une synthèse sur l’histoire des ouvriers dans un long 18e siècle permet de mieux comprendre ce dossier de la police du travail car elle dépasse les coupures académiques entre périodes. C’est également l’intérêt d’une histoire de la Révolution qui commence avant 1789 et se prolonge au-delà de 1799. Cet intérêt réapparaît avec l’étude de la création des tribunaux de prud’hommes, qui met également en lumière l’enjeu de la redécouverte du local, ou plutôt les enjeux car cette redécouverte invite aussi à prendre en compte la diversité des expériences.

De la redécouverte du ‘‘local’’ par rapport au ‘‘national’’ à la prise en compte de la diversité des expériences_

Le premier conseil de prud’hommes est créé à Lyon en 1806. Il prolonge les luttes menées par les canuts au 18e siècle et notamment durant la Révolution. Il prolonge aussi les expériences menées à Lyon durant la Révolution pour intégrer les principes révolutionnaires au domaine du travail : en 1790 a été créé un tribunal des arts et métiers, où siègent déjà à parité des représentants des canuts et des négociants et qui vise à régler les querelles. Enfin, le conseil des prud’hommes s’inspire de la régénération de la justice, comme le montrent l’élection des juges et l’objectif de la conciliation. Du succès des prud’hommes témoignent le nombre d’affaires traitées, l’importance des conciliations et la diffusion rapide de cette nouvelle institution dans les grandes villes de fabrique textile. Les prud’hommes jugent en équité et se réfèrent aux usages : ce sont donc de véritables « justices de paix du travail » (17). Sur la base des usages, du consentement des parties et de l’équité, les conseils de prud’hommes élaborent des jurisprudences, qui apparaissent comme des « quasi-législations locales du travail » (18). La tolérance de ces réglementations est l’une des entorses au libéralisme de principe, qui caractérise le « libéralisme tempéré » du début du XIXe siècle. L’analyse à l’échelle locale met en lumière ces compromis qui favorisent la stabilisation postrévolutionnaire.
La prise en compte de l’échelle locale permet donc de mieux comprendre le « nouvel ordre manufacturier », tandis qu’une approche uniquement nationale soulignait les mesures favorables au patronat et défavorables aux ouvriers (le code civil stipule que le maître est cru sur parole ; la loi Le Chapelier et le Code pénal répriment durement les cabales). Ces « quasi-législations locales du travail » ont disparu avec le développement du droit national du travail au 20e siècle, à partir des premières lois sociales de la IIIe République naissante (19).
Mais, une fois établie l’importance de l’échelle locale, il faut éviter de retomber dans le défaut qui caractérisait l’étude de la seule législation nationale, c’est-à-dire l’établissement d’une norme unique. Si l’on admet l’importance de l’échelle locale, il faut prendre en compte toutes les expériences locales, notamment s’intéresser aux villes qui n’ont pas de conseils de prud’hommes, Paris notamment mais aussi Nantes (jusqu’en 1840). Dans ces villes, la ‘‘réapparition’’ d’un livret s’accompagne de la création de bureaux de placement pour lutter contre la puissance des compagnonnages. Pour combattre le contrôle du marché du travail par les compagnons, les maîtres et les autorités créent de tels bureaux, comme ils l’avaient déjà fait sous l’Ancien Régime. Pour les compagnons de l’artisanat, qui travaillent dans des villes dépourvues de prud’hommes, le livret de 1803 apparaît comme une arme patronale, au même titre que le livret d’Ancien Régime (20). Ainsi, les situations locales varient : ce rappel ne vise pas à atténuer l’intérêt pour l’échelle locale ; bien au contraire, puisqu’il s’agit de prendre en compte la mosaïque des cas locaux.
Enfin, l’absence de conseils de prud’hommes dans certaines villes ne signifie pas que les acteurs locaux ne ressentent pas le besoin de conciliation et de régulation auquel répondent les prud’hommes là où ils existent. La prise en compte de l’échelle locale permet de mettre au jour la pérennité des relations collectives et de l’intervention des autorités publiques dans le domaine du travail, malgré l’adoption de la loi Le Chapelier. En effet, le besoin de concertation, de régulation, voire de réglementation ne s’est pas brusquement évanoui. Les juges de paix, les autorités locales, les représentants en mission répondent à ce besoin. Au début du XIXe siècle, en l’absence de conseils de prud’hommes, les municipalités et peut-être les commissaires de police dans un cadre infra-judiciaire jouent ce rôle (21).

Portée de l’expérience révolutionnaire des ouvriers, diversité des révolutions vécues

La Révolution française constitue, pour les ouvriers comme pour tous les Français, une expérience essentielle : une formidable mobilisation s’accompagne d’une profonde articulation du social et du politique, qui nourrit la conviction de la légitimité des revendications en vertu des Droits de l’Homme. Chez de nombreux ouvriers se développe alors une conscience révolutionnaire qui associe, d’une part, les pratiques et les revendications héritées et, d’autre part, les mobilisations et les principes révolutionnaires : dans le prolongement des luttes précédentes, ils s’efforcent d’appliquer les droits révolutionnaires au domaine du travail.
Cependant, la ‘‘classe ouvrière’’ ne naît pas de la Révolution française. Les ouvriers cultivent en effet, une identité à la fois professionnelle et populaire. D’une part, le combat pour la reconnaissance des organisations ouvrières conforte leur identité professionnelle et accentue même la différence entre ouvriers et ouvrières. D’autre part, la conscience populaire est renforcée par les combats démocratiques pour le droit à l’existence et pour la défense nationale et révolutionnaire. Aussi originale qu’essentielle, l’expérience révolutionnaire enrichit néanmoins considérablement l’identité des ouvriers : en avançant des revendications similaires, issues des tensions suscitées par l’industrialisation, et imprégnées de la volonté d’appliquer au travail les droits révolutionnaires, ils peuvent considérer leur condition commune en termes de droits. Ils partagent alors une expérience révolutionnaire sans pour autant développer une conscience collective spécifique.
Au-delà, il faut aussi prendre en compte la multiplicité des révolutions vécues : connaissant eux-mêmes une grande diversité de situations socio-économiques, les travailleurs industriels ont pu participer à des mouvements populaires très variés, voire antagonistes. Ainsi, des ruraux pluri-actifs se sont mobilisés pour acquérir des biens nationaux, d’autres ont basculé dans la contre-révolution. Mais le foisonnement des expériences révolutionnaires dépasse la distinction ville / campagne et la question religieuse (Nîmes, Ouest) comme en témoigne le mouvement fédéraliste (Marseille, Toulon).

Note



(1) « La formation de la classe ouvrière relève tout autant de l’histoire politique et culturelle que de l’histoire économique (...) nous ne devons pas (...) nous représenter une force extérieure – la ‘‘Révolution industrielle’’ – s’exerçant sur un matériau humain brut, indifférencié et indéfinissable, et produisant au bout du compte une ‘‘nouvelle race d’individus’’ ; les transformations des rapports de production et des conditions de travail propres à la Révolution industrielle furent imposées non pas à un matériau brut, mais à l’Anglais né libre – l’anglais né libre tel que Paine l’avait laissé ou tel que les méthodistes l’avaient façonné ; l’ouvrier (...) fut soumis à un endoctrinement religieux massif, et, en même temps, il inventa des traditions politiques ; la classe ouvrière se créa elle-même tout autant qu’on la créa » (Thompson, Edward, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988 (1963), p. 74).

(2) Jessenne, Jean-Pierre (éd.), Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social, Actes du symposium international tenu à Villeneuve d’Ascq les 12-14 janvier 2006, Rennes, PUR, 2007, p. 11.

(3) Soboul, Albert, Les sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et Gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris, Clavreuil, 1958.

(4) « Pour les ouvriers, aucun des droits révolutionnaires n’était aussi important que la liberté de s’assembler (…) Les ouvriers de la France entière brandissent la Déclaration des droits de l’homme (de 1789) pour légitimer leurs actes » (Kaplan, Steven, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001, p. 424 et 429). H. Burstin rejoint cette analyse : « (en 1791), le nouveau langage de la liberté constitue pour les travailleurs une incitation à s’organiser et, si nécessaire, à contester collectivement leurs employeurs pour négocier de meilleures conditions de travail, selon une pratique qui n’était pas nouvelle, mais qui jouissait désormais – du moins en théorie – d’une nouvelle légitimité ; (en 1792) la force acquise par le mouvement populaire au plan politique agissait sur les revendications économiques qu’il formulait, en particulier dans le monde du travail, où les travailleurs salariés exploitaient durant les négociations salariales leurs succès dans la révolution parisienne ; pour les populations les plus modestes en effet, le message d’égalité de la Déclaration des droits de l’homme était surtout destiné au cadre concret du monde du travail : c’est justement sur ce plan qu’elles brandissaient ces principes énoncés de manière abstraite et les retournaient en leur faveur » (Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 306 et 485).

(5) Voir plus bas l’étude du livret ouvrier.

(6) W. Sewell avait déjà souligné combien « la loi Le Chapelier avait dû représenter pour les compagnons une rupture brutale dans (leur) expérience révolutionnaire ; ils avaient cru comprendre jusqu’en juin 1791 que le nouvel ordre révolutionnaire tolérait, à défaut d’approuver, les associations qui procédaient à la refonte de leurs préoccupations de toujours comme l’assistance mutuelle, les salaires, les conditions de travail et la réglementation générale du métier dans de nouveaux moules révolutionnaires » (Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier-Montaigne, 1983, p. 143).

(7) Kaplan S., La fin des corporations, op. cit., p. 581.

(8) Burstin, Haim, L’invention du sans-culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire, Paris, O. Jacob, 2005, p. 91.

(9) Minard, Philippe, « Le métier sans institution : les lois d’Allarde-Le Chapelier de 1791 et leur impact au début du XIXe siècle », dans Kaplan, Steven, Minard, Philippe (éd.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004, p. 86.

(10) Godineau, Dominique, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 102-3.

(11) Alder, Ken, Engineering the Revolution : Arms and Enlightenment in France, 1763-1815, Princeton, PUP, 1997; Gross, Jean-Pierre, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793-1794. La Grande famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000 ; Woronoff, Denis, L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, EHESS, 1984.

(12) Enseignant dans une ESPE, j’y suis particulièrement sensible. De même, la survie des corporations jusqu’au décret d’Allarde est souvent gommée.

(13) En 1749, le pouvoir royal interdit « à tous compagnons et ouvriers employés dans les fabriques et manufactures de notre royaume, de quelque espèce qu’elles soient, de les quitter pour aller travailler ailleurs sans en avoir obtenu un congé exprès et par écrit de leurs maîtres » et défend « à tous les compagnons et ouvriers de s’assembler en corps sous prétexte de confrairie ou autrement, de cabaler entre eux pour se placer les uns les autres chez des maîtres ou pour en sortir, ni d’empescher, de quelque manière que ce soit, les maîtres de choisir eux-mêmes leurs ouvriers soit françois ou étrangers ». L’édit de 1781 rappelle ces interdictions et ordonne « que lesdits ouvriers aient un livre ou cahier sur lequel seront portés successivement les différents certificats qui leur seront délivrés par les maîtres chez lesquels ils auront travaillés ».

(14) Hirsch, Jean-Pierre, Les deux rêves du Commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780-1860), Paris, EHESS, 1991, p. 353 et 355.

(15) Cottereau, Alain, « Sens du juste et usages du droit du travail : une évolution contrastée entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2006-2.

(16) Dewerpe, Alain, « En avoir ou pas. A propos du livret d’ouvrier dans la France du XIXe siècle », dans Stanziani, Alessandro (dir.), Le travail contraint en Asie et en Europe, XVIIe-XXe siècles, MSH, 2010, p. 239.

(17) Cottereau, Alain, « La désincorporation des métiers et leur transformation en ‘‘publics intermédiaires’’ : Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », dans Kaplan S., Minard Ph. (éd.), La France, malade du corporatisme ?, op. cit., p 142.

(18) Cottereau, Alain, « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail d’après les audiences prud’homales (1806-1866) », Le Mouvement social, 1987-4, p 51.

(19) Puis ces « quasi-législations locales » ont été oubliées. Il est intéressant de remarquer que les historiens les redécouvrent à l’heure où le droit national du travail est remis en cause.

(20) Guicheteau, Samuel, La Révolution des ouvriers nantais. Mutation économique, identité sociale et dynamique révolutionnaire (1740-1815), Rennes, PUR, 2008.

(21) L’hypothèse du rôle joué par les commissaires de police est avancée par D. Margairaz (« Entre conciliation, arbitrage et règlement judiciaire : le juge de paix face aux conflits du travail avant l’institution des prud’hommes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, à paraître).