Cette journée d’études vise à interroger les acteurs et les modalités de l’exécution de la loi dans une perspective large (sur le plan chronologique) et ouverte (sur le plan thématique). Au-delà des figures « canoniques » de l’Exécutif qui ont fait l’objet de nombreux travaux (à commencer par les préfets) (5), il s’agira également de faire émerger des acteurs moins étudiés qui ont, eux-aussi, œuvré à l’exécution de la loi. Au-delà des reconfigurations constitutionnelles qui jalonnent la période 1789-1815, il s’agira également d’examiner les évidentes ruptures et les éventuelles continuités, tant dans les figures que dans les processus d’application de la loi, de la Révolution à l’Empire. Ce faisant, interroger les acteurs, les modalités et les limites de l’exécution de la loi entre 1789 et 1815 devrait permettre de questionner, « par en bas », la diversité des rapports (qu’ils soient consensuels, contrariés, même conflictuels) entre les pouvoirs législatif et exécutif, ainsi que les formes et les expressions d’un processus de centralisation moins linéaire et moins évident qu’il n’y paraît. En cela, enfin, c’est le statut et l’action de la figure du « fonctionnaire public » que cette journée d’étude invite à approfondir(6).
En cherchant à saisir les différentes traductions exécutives de la loi, cette journée d'études n'a pas prétention à l'exhaustivité, mais se voudrait un premier jalon pour dresser, à terme, un tableau complet des rouages de l’exécution, ainsi qu’une typologie des lois plus ou moins bien appliquées, voire restées lettre morte, ouvrant de la sorte de nouvelles perspectives croisées à l'histoire révolutionnaire et impériale.

Les figures de l’exécution de la loi : profils et missions

Entre 1789 et 1815, les figures et les modalités de l’exécution de la loi n’ont cessé de varier au gré des changements de régime constitutionnel et des rapports de force politiques. Des administrateurs élus aux agents de l’Exécutif nommés, il s’agira d’identifier les acteurs de l’exécution de la loi dans tous les domaines du politique (depuis les acteurs judiciaires et policiers, jusqu’aux acteurs diplomatiques et militaires) et à tous les échelons de la hiérarchie administrative (depuis les ministères jusqu’aux administrations locales), en insistant sur les missions qui leur sont assignées par les textes normatifs ainsi que sur les critères de sélection de ces agents.

- Les compétences qui leur sont dévolues, en droit, par la loi ou la Constitution répondent-elles à celles que, de fait, ils exercent ? En quoi leur pratique de l’exécution coïncide-t-elle ou diffère-t-elle des prérogatives qui leur sont légalement reconnues ? Quelle est la marge de manœuvre dont ces agents disposent dans les processus d’exécution de la loi, en regard des instances qui les supervisent et les surveillent ?

- Quelles sont les conditions requises pour être investi de cette compétence, par les citoyens (qui élisent les administrateurs) comme par les ministres (qui nomment les agents) ? En quoi ces critères de recrutement et d’avancement (de « talents » et de « vertus ») évoluent-ils en fonction des reconfigurations politiques et institutionnelles ? Et en quoi participent-ils à l’émergence de certaines carrières ou du moins à la reconnaissance de ces agents comme « spécialistes de l’exécution » ?

Les modalités de l’application de la loi : outils et espaces

1/ Etudier les modalités concrètes d'application de la loi invite à s’interroger sur les outils dont les agents disposent pour faire exécuter la loi :

- Les outils juridiques, qui doivent permettre de mettre en évidence les relais de diffusion des textes de lois auprès des agents de l’Exécutif et des administrateurs locaux. Par quels canaux la loi leur parvient-elle ? Toutes les lois sont-elles transmises aux agents chargés de la diffuser, sous quelle forme et par quels vecteurs ? Comment, en retour, en publient-ils la lettre auprès des administrés ou des échelons subalternes de l’Exécutif ?

- Les « outils locaux », c'est-à-dire les réseaux d’intermédiaires sur lesquels ils s’appuient pour mener à bien les missions qui leur sont confiées et qui ne sont pas nécessairement identifiés légalement comme tels. C’est donc interroger les réseaux qui sont mis en place et tissés, au niveau local, pour créer une proximité ou un éloignement entre exécutants et administrés. Au-delà même des agents officiellement reconnus et investis de fonctions d’exécution, il s’agira d’identifier également ces acteurs « invisibles » (en termes juridiques et normatifs) de l’exécution de la loi, afin d’affiner, voire de complexifier, l’approche des rouages de la machine exécutive – depuis les sociétés populaires, jusqu’aux journalistes.

2/ En cela, il s’agira de s’interroger sur la manière dont le citoyen prend part, concrètement et activement, à l'application de la loi. L’investissement citoyen dans l’exécution de la loi ne se réduit pas, en effet, au seul « civisme de l’obéissance » auquel le Consulat aspire. Sous la Révolution, les acteurs de l'application de la loi sont en effet loin de se réduire aux administrateurs : nombreux sont les exemples de citoyens, qui, à titre collectif (sectionnaires ou clubistes) ou individuel (comme simples particuliers), agissent au premier chef pour appliquer ou contester les lois sans passer par un quelconque intermédiaire institutionnel. L’étude des pétitions permet ainsi de mettre en évidence la manière dont les citoyens commentent, questionnent et s’approprient la loi, quitte à mettre en cause le bien-fondé de sa lettre même et jusqu’à ses possibilités d’exécution. De même, les pratiques de dénonciation et de délation participent pleinement de la surveillance exercée par l’opinion publique sur les agents de l’Exécutif, en ce qu’elles soulèvent bien souvent la question de la compétence et des vertus des relais d’exécution de la loi (7) et en ce qu’elles érigent en « ennemis », du moins en « suspects », les réfractaires ou les récalcitrants à la loi. En insistant sur cette prise de parole citoyenne quant à l'application de la loi dans ses aspects quotidiens et routiniers, il s’agira de mettre en évidence le degré d’assimilation et d’admission de la loi dans l’espace public, de la part de ceux qui sont supposés la connaître et lui obéir. Refusée ou intégrée, ignorée ou mal interprétée, la loi n’est pas seulement ce qu’en disent les députés, ce qu’en font les agents de l’Exécutif, mais ce qu’en veulent les citoyens.

3/ La question des modalités de l’exécution de la loi pose enfin de façon inextricable celle de l’espace de son application – qu’il s’agisse des structures administratives dans lesquels les agents exercent leur fonction ou de l’espace géographique de leur ressort. Elles posent la question du couple centralisation/décentralisation du pouvoir exécutif : en quoi la proximité ou l’éloignement des administrateurs et administrés permet-elle une application efficace de la loi ?

Pour appliquer la loi de la manière la plus efficace qui soit, quels découpages administratifs du territoire sont créés et dans quel but ? Et en quoi les reconfigurations successives de ces découpages administratifs témoignent-ils de la volonté de créer un champ géographique le plus adéquat possible à l’application des lois ?

Cela permettra d’envisager également les processus de dialogue, les modalités de circulation de l’information entre le pouvoir central et ses relais locaux et les formes de tutelle et de surveillance exercées par les ministres et les députés sur les agents de l’exécution, surveillance exercée parfois par des instances intermédiaires créées spécifiquement à cette fin (comme la Commission sénatoriale des libertés individuelles instaurée en 1804 pour surveiller l’activité de la police et de la justice).

Enfin, cela devrait permettre de mettre en évidence les procédés et les structures de pédagogie et de contrainte politique qui sont mises en œuvre par les agents de l’exécution pour faire connaître, pour faire admettre et pour faire respecter la loi.

L'exécution de la loi à l'épreuve de la pratique : arrangements, accommodements et limites

Étudier les différentes modalités de l’application de la loi par les acteurs de l’ordre public implique de chercher également à envisager l’écart entre la loi et les pratiques concrètes de ses exécutants, le « décalage entre le déroulement ordinaire des pratiques et la force exemplaire des lois » (8). Les textes de lois ne font pas l’objet d’une application à la lettre : dans la pratique, la loi est souvent réinterprétée, déformée, voire non appliquée. Ces traductions, sélections et travestissements que font subir à la loi les agents de l’Exécutif n’ont cependant été que rarement étudiées en tant que telles, alors qu’elles sont décisives pour comprendre le hiatus entre la lettre même de la loi et ses applications aussi diverses que partielles. En effet, les acteurs chargés de son application ne cessent de « s’arranger » avec la loi et « d’arranger » la loi, pour l’adapter aux contextes locaux et aux éventuelles difficultés et résistances de sa mise en exercice. Ces accommodations et aménagements de la loi participent pleinement d’un processus permanent de négociation et de réappropriation de la loi, dont il s’agira de voir en quoi et jusqu’à quel point elle a pu donner lieu à des jurisprudences. On essaiera ainsi de voir en quoi ces pratiques contribuent à construire le réel, à forger par exemple des catégories d’action ou de nouvelles normes qui ont un impact sur la société même. Peut-on ainsi voir émerger une sorte de circularité de la loi, dont l'application floue ou impossible mènerait à la création de nouvelles normes, voire à une nouvelle loi ?

Il s’agira donc d’examiner la manière dont ces agents s’adjugent un pouvoir réglementaire au détriment ou en complément des instances centrales de l’Exécutif et du Législatif, mais également de mettre en évidence l’ambiguïté du positionnement des acteurs chargés de l'exécution de la loi, contraints à une perpétuelle tension entre la lettre même de la loi et les réalités de terrain auxquelles ils sont confrontés.

On pourra ainsi mettre l’accent :

1/ sur les raisons, les conditions, les critères qui justifient le détournement, voire la non-application, d’une loi et la manière dont ces agents s’en justifient ou non. Sectionner ou travestir la loi, est-ce nécessairement la trahir ? Et qu’est ce qui autorise, ou non, les agents à s’émanciper de la lettre même de la loi, voire même à l’occulter entièrement ? Ainsi, en quoi les justices civiles/pénales, les pétitions adressées aux législateurs, aux membres de l’exécutif (on peut y inclure les placets et tout autre forme d’utilisation et d’insertion dans les réseaux pour mieux faire valoir sa requête), voire les révoltes ou les insurrections peuvent-elle débloquer ce genre de situation ?

2/ sur les processus d’explicitation de l’esprit et de la lettre de la loi, voire même de ses modalités d’exécution qui sont réclamées et attendues par les agents chargés de l’exécuter. A qui s’en remettre et où trouver les solutions quand appliquer la loi devient difficile, voire impossible sur le terrain ? Aux textes de lois, aux législateurs, au souverain en personne, à des experts, voire à sa conscience et à son for intérieur ? Et quels outils (qu’ils soient légaux ou non) sont forgés pour appliquer la loi coûte que coûte face aux résistances déclarées ?

3/ sur l’insuffisance des textes de lois eux-mêmes, tant dans leurs ambiguïtés que dans leurs défauts intrinsèques ou oublis éventuels, qui peut compromettre leur application. L’enterrement ou l’évitement d’une loi par ceux qui sont en charge de l’appliquer peuvent-ils être une stratégie payante pour résoudre les problèmes ?

Date de la journée d’études : vendredi 5 décembre 2014

Lieu : Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Organisation : Alexandre Guermazi (IRHiS, Université Lille III) et Jeanne-Laure Le Quang (IHMC-IHRF, Université Paris I)

Date limite du rendu des propositions de contribution : 1er juin 2014.

A envoyer à : j.e.appliquerlaloi@gmail.com

Notes :

(1) Les thématiques autour de la création de la loi ont fait l’objet d’un séminaire coorganisé pendant trois ans par l’IHRF et les Archives nationales, intitulé « La loi en Révolution, 1789-1815. Ont été menés conjointement à ce séminaire, les manifestations suivantes. Colloque Rev-Loi : La loi en Révolution, 1789-1795. Fonder l’ordre et établir la norme, tenu à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne et aux Archives nationales (site de Pierrefitte-sur-Seine) en septembre 2013 ; « Les comités des assemblées révolutionnaires : des laboratoires de la loi. » dans La Révolution française, Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, n°3, 2012 ; Anne Simonin et Yann Arzel Durelle Marc (sous la dir.), Clio@Thémis, n°6, 2013 , Pour une approche matérielle de la loi de la Révolution, issu de la journée d’étude tenue aux Archives nationales le 15 novembre 2011.

(2) Collectif, Voter, élire pendant la Révolution française, 1789-1799, Paris, CTHS, 2006.

(3) Voir Rives nord-méditerranéennes, n°18, 2004, Martine Lapied (dir.), Comités de surveillance et pouvoir révolutionnaire ; et Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot, Les Comités de surveillance, d’une création citoyenne à une institution révolutionnaire, Paris, Société des études robespierristes, 2012.

(4) Les derniers colloques en date sur la République et le républicanisme : Marc Belissa, Yannick Bosc, Florence Gauthier (coord.), Républicanismes et droit naturel, des humanistes aux Révolutions des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009 ; Michel Biard, Philippe Bourdin, Hervé Leuwers et Pierre Serna (dir.), Entrer en République, Actes du colloque tenu à l’Université Paris I-Sorbonne, Paris, Armand Colin, 2013 ; et Culture des républicanismes, colloque tenu à l’Université de Rouen, novembre 2013, actes à paraître.

(5) Michel Biard, Les Lilliputiens de la centralisation. Des intendants aux préfets, les hésitations d’un « modèle français », Seyssel, Éditions Champ-Vallon, 2007.

(6) Christine Peyrard (dir.), Naissance du service public de l’Ancien Régime à la Révolution française et à l’époque napoléonienne, dans Cahiers numériques de Telemme, hiver 2011, issu de la journée d’études du 16 mars 2011 ; Dominique Margairaz « L'invention du service public à la fin du XVIIIe siècle », RHMC, juillet-septembre 2005.

(7) Sheila Fitzpatrick et Robert Gellately, « Introduction to the Practices of Denunciation in Modern European History », et Colin Lucas, « The Theory and Practice of Denunciation in the French Revolution », in « Practices of Denunciation in Modern European History, 1789-1989 », The Journal of Modern History, vol. 68, n°4, Chicago, 1996.

(8) Paolo Napoli, Naissance de la police moderne, pouvoirs, normes, société, Paris, La Découverte, 2003, p 9.