UN MONDE À FAIRE VENIR

NOUS, ÉDITEURS DE CE CAHIER prenons la décision d’interpeller nos contemporains dans une période incertaine de l’histoire. Période incertaine car encore forte, malgré tout, d’un héritage précieux issu de l’histoire des fondations révolutionnaires de notre langage, de notre tenue et de nos valeurs politiques, Révolution française, révolutions du 19e siècle et résistances au nazisme et au pétainisme. Période incertaine et précaire car désormais à la merci de ceux qui détruisent cet héritage. Période incertaine et fragile car face à cette destruction organisée, la faiblesse et la débilité des institutions politiques traditionnelles, fussent-elles de gauche, sont patentes, décevantes, décourageantes. Période incertaine, fragile et précaire enfin, car parmi ceux qui pensent encore qu’un monde tout autre est souhaitable, ils sont nombreux, à estimer que ces fondations qui nous sont chères sont périmées.

Comment donner corps à une parole démocratique qui pourrait dire la cruauté des temps présents ? C’est en tentant de répondre à cette question que l’appel à doléances publié ici a surgi au printemps 2010, comme un radeau à proposer à la cantonade, autour d’une table de café parisien.
Avant tout, pour se reconnaître dans un état des lieux, se parler les uns aux autres et puis aussi pour se donner du courage. Cesser de se désoler de nos sentiments d’impuissance, cesser de céder à un horizon fermé, à la fois annoncé comme crise et abandonné à tout investissement imaginaire. La formule « Soyons réaliste, demandons l’impossible », est une manière de ressaisir cette crise en disant nos doléances, nos griefs afin de fabriquer un autre horizon commun. Dire là où ça ne va pas, là où ça ne va pas bien, là où ça souffre et se plaint, afin d’élaborer dans ce pays, à nouveau, un imaginaire politique comme un savoir hérétique et pourtant déjà partageable. Il y a l’expérience historique des doléances de la période révolutionnaire pour mémoire et point d’appui, mais il y a aussi l’affirmation qu’un lieu de paroles singulières est un lieu d’émancipation. Un radeau d’émancipation où, après la survie, viendrait une autre vie encore à inventer, mais aussi à ressaisir, une vie forte d’une expérience intuitive de ce qui devrait être en lieu et place de ce qui est.
Pour écrire ce cahier, l’appel a été publié sur un site : « Le tambour des doléances », mais aussi dans deux revues : Vacarme à l’automne 2010, Contre-attaques au printemps 2011, un journal : l’Humanité et le site humaginaire.net également au printemps 2011. Mais si des doléances nous sont parvenues de façon spontanée, ce cahier est davantage le fruit d’un recueil aléatoire de doléances, selon des protocoles multiples, sur différents terrains, dans un frayage fragile. Parler avec les autres, des rencontres de passage, des amis, de la famille et écrire ensemble une doléance parce qu’on est en vacances et qu’on peut en prendre le temps. Écrire des doléances comme on écrirait un article. Partir en reportage pour son journal et profiter du chemin pour faire provision de doléances. Prendre la décision d’organiser un « atelier doléances » dans le cadre de l’Université populaire du 18e « Nous avons encore besoin des humanités ». Le cycle de cours s’intitulait alors « Autorité, souveraineté, domination ». C’était logique de reconquérir son autorité souveraine, s’était-on dit. Prévenir le public avec des petits papillons et puis écouter et transcrire ce qui se dit dans ce quartier du 18e arrondissement de Paris. Dans cet atelier, les graphistes de « Formes vives » ont réalisé une exposition transposant en slogans graphiques des doléances choisies. Jeux d’images et jeux de mots, raviver ainsi le désir et l’obstination. Au printemps, aller à Vierzon pour recueillir les mots qui émergent spontanément quand des citoyens se mettent en tête de parler, parler d’eux, parler de l’insupportable de ce qui doit changer. Vierzon parce qu’en juillet 2010, le maire avait repris dans son discours du 14 juillet l’énoncé d’un cahier de doléances de 1789, lu dans le journal : « La vie des pauvres vaut plus qu’une partie de la propriété des riches. » Une phrase qui résonne avec notre aujourd’hui. Une résonance point d’appui, pour penser avec cet héritage, avec ce trésor perdu.

Les doléances ont parfois mauvaise presse, on entend récriminations, jacqueries ou pleurnicheries, sanglots dans la gorge. Et pourtant il existe une parole populaire qui, directe, éclabousse tantôt comme de la lave, tantôt comme une larme et ce sont les vies qui, à travers les affects et les mots, retournent au politique. Ce n’est pas rien, non. Puissance et trouble de la parole.
Il nous faut bien tenter encore de poser des mots anciens et des mots neufs sur notre avenir. Des mots anciens et des mots neufs afin que la recherche inventive d’un bien commun soit au fondement d’une nouvelle organisation politique en lieu et place de celle qui existe encore et qui nous opprime. Car face aux injustices subies il s’agit bien de « refaire une cité : un peuple qui soit ami, hospitalier, et frère. »
Les mots anciens sont ceux de l’esprit et de l’effort des hommes qui ont inventé le pouvoir démocratique entendu comme celui d’une souveraineté populaire à l’œuvre, capable d’imposer la question du droit comme protection de la vie humaine, de la vie humanisée. Les mots anciens sont ceux du bonheur comme idée neuve en Europe, c’était au XVIIIe siècle, ceux de jours heureux à venir, c’était en 1945.
Les mots neufs sont ceux qui nous sont nécessaires pour déjouer la violence du néolibéralisme contemporain, déjouer la déshumanisation actuelle. Elle est tout aussi puissante que celle des idéologies combattues hier par les révolutionnaires ou les résistants. On classait jadis les individus en vainqueurs et vaincus, en surhommes et sous-hommes. Aujourd’hui, on les classe en compétents et incompétents, en gagnants et perdants. Face à la puissance illimitée des uns, les autres ne pourraient être reconnus comme humains que par la charité venue prendre la place du droit.
L’être humain, s’il est réduit à n’être qu’un consommateur, est acculé à la seule survie désolante. Les êtres humains n’ont pas seulement l’ambition de survivre mais de bien vivre. Cette ambition traverse chacune des doléances publiées ici. Irréductibles à la marchandisation érigée en système, chacun sent et sait que ses besoins fondamentaux ne sont pas seulement des besoins vitaux. Le bien-vivre inclut la garantie pour chacun d’un accès au politique, au sens premier et noble du terme, cette recherche pour chacun et pour tous d’un devenir commun où la liberté serait vraiment réciproque. Aussi de la plainte à la doléance, de la doléance à l’action, il s’agit désormais pour chacun de résister par toutes sortes de moyens à l’oppression contemporaine qui touche plus particulièrement les sans-logis, les sans-travail, les sans- papiers, mais à travers eux l’ensemble du corps social. Dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, il y a oppression contre le corps social quand un seul de ses citoyens est opprimé. Quand le corps social est opprimé, tous les citoyens le sont. Dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1793, face à l’oppression des gouvernements, la résistance peut aller jusqu’à l’insurrection, et elle est déclarée « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

Cette résistance insurgeante, cette insurrection tranquille, trace d’ores et déjà des chemins de traverse. Celui des réseaux désobéisseurs, qui refusent les lois oppressives et agissent contre, sous forme d’actions concrètes. Celui des engagements artistiques et culturels qui investissent la sphère publique par des installations, le théâtre, le livre, le cinéma, les revues, les conférences et mettent en œuvre une contre-idéologie face à celle qui nous agresse quotidiennement. Celui des formes d’éducation populaire, universités populaires, écoles politiques au sens noble du terme, écoles de la pratique des textes, des discours et des prises de parole en public dont nous aurons besoin. Naissent de nouvelles manières d’agencer sa vie intime. Subjectivités reconquises.
Il s’agit aussi maintenant de poursuivre cette récolte de doléances contemporaines dans le cadre d’autres ateliers disséminés. De faire rouler ainsi d’autres tambours, comme des voix qui prendraient conscience de leur capacité à rendre audible, visible et sensible un accord en devenir, un chœur neuf capable de battre la campagne et de se faire entendre. Les doléances recueillies dans ce premier tambour ont été présentées ici avec un nom de lieu et une date. Elles ne sont pas signées. Elles sont paroles errantes d’une chronique où l’Histoire collective se dit au creux de ces histoires singulières. Le nom serait alors à inventer. Comme on inventa le prolétaire, il faut inventer le « doléant » de notre temps, celui qui fait expérience de son temps et aspire à en voir changer la couleur, la texture, le rythme. Il serait le porte-parole du désordre démocratique né du vide laissé par nos institutions politiques épuisées.
Ainsi s’initie une entreprise d’ouvroir de littérature potentielle et politique. Une opération poétique sur les conditions d’une politique à venir. Dans l’écart des manières de dire, la distance des corps, explorations de chemins multiples aux croisements imprévus, aux rémanences tenaces et aux désirs neufs. Un monde à venir.

Dans ce chapitre, un lamento : dans le pays des droit de l’homme, la dignité humaine n’est plus respectée car des monstres nous dirigent. On y apprendra que nos monstres sont ceux qui ont inventé des politiques publiques qui ne permettent plus de dire au revoir aux retraités, d’accueillir dignement les agonisants, les fous, de soigner au mieux les malades sans leur faire courir des risques parfois mortels. Dans ce chapitre, les monstres sont ceux qui renvoient des réfugiés qui ont risqué mille morts pour tenter de rejoindre un espace où espérer rester en vie ne serait pas une chimère. Les monstres sont ceux qui stigmatisent tous les modes de vie autres au sein de notre commune humanité, fabriquant l’indésirable, refusant de réfléchir dignement l’hospitalité. Des politiques de grand renfermement sont aujourd’hui à l’œuvre dans des prisons surchagées et éloignées des centres-villes dans les hôpitaux psychiatriques. Mais ce ne sont pas nos monstres qui y sont renfermés, sans recevoir de visite.

BRON, JUILLET 2010
Aujourd’hui les psychopathes, on ne sait pas les soigner, ils sont le plus souvent en prison, plutôt qu’en hôpital psychiatrique mais dans les deux cas, on ne sait pas quoi en faire. Il y a un véritable déficit de capacité à les soigner et à les accueillir. Ils n’ont rien à faire en prison, mais les psychiatres ne savent pas les gérer non plus. Il faudrait penser une nouvelle modalité pour des gens qui sont aujourd’hui traités comme des monstres, mais quand même ce sont des hommes avant tout.

LYON, JUILLET 2010
Ce qui me choque aujourd’hui c’est la condition de vie actuelle des détenus dans les prisons françaises, le mépris, le désintérêt total de ce qui s’y passe, l’absence de projet quelconque pour ceux qui entrent et qui en ressortiront. Des prisons qui ne produisent rien pour ceux qui la subissent. La construction des prisons modernes apparemment plus confortables s’avère d’un mode de vie encore plus déshumanisant. Si on voit l’état d’une société à l’état de ses prisons comme le dit Badinter, on peut s’inquiéter de l’état de la société française. En fait on construit des prisons nouvelles et elles sont pleines avant d’ouvrir. Cette multiplication des peines d’emprisonnement quand on sait que ce mode pénal est contre-productif, c’est quand même étrange. Ce qui est terrible c’est aussi de voir que ces prisons nouvelles sont toutes en périphérie et que pour les familles c’est vraiment difficile de maintenir les liens. Or les enfants peuvent avoir un papa en prison, ils ont quand même besoin de le voir.

LYON, AOÛT 2010
Moi ce qui me fait mal, c’est qu’on se moque de la dignité humaine. Je trouve que des événements récents trahissent une absence de respect minimum de cette dignité humaine. L’expulsion des Roms sans aucune finalité sécuritaire objective, car ça ne produit pas plus de sécurité, c’est une pure instrumentalisation politique. C’est révélateur, on jette des gens en pâture, on s’assoit sur la présomption d’innocence. Et puis créer une catégorie de citoyens qui ne sont pas des citoyens de plein droit mais des ex-étrangers conduit implicitement à ostraciser une partie de la population. Il n’y a pas très loin du sous-citoyen au sous-homme. Stigmatiser des populations entières Roms, Musulmans, Arabes et Noirs en affirmant que l’appartenance à un groupe est synonyme de délinquance remet en question un des principes fondamentaux de la société française : l’égalité de chacun devant la loi indépendamment de sa race, de sa culture, de sa religion. En fait on fait disparaître l’individu au profit d’un supposé groupe d’appartenance. Ce qui disparaît aussi, c’est la possibilité de reconnaître d’autres formes de liens qui eux sont politiques et fondés sur l’usage du libre arbitre dans des parcours singuliers pour chacun. Assigner les gens à une catégorie, c’est déjà leur dénier une partie de leur humanité, je veux dire de leur liberté.

SAINT-DENIS, SEPTEMBRE 2010
Mon grand-oncle a 86 ans et est malade depuis longtemps. La semaine dernière, son état de santé s’est dégradé et les médecins ont annoncé que la fin était proche. En six jours, il est passé par trois cliniques et deux services d’urgence d’hôpitaux publics, chaque établissement refuse de l’hospitaliser faute de lits disponibles. Sa prise en charge en service de soins pallia- tifs serait trop coûteuse. Invariablement, il est ramené chez lui et retombe dans un état d’inconscience au bout de quelques heures, ma grand-tante ne peut plus alors s’occuper de lui et est contrainte d’appeler les secours. Le scandale n’est pas sa mort prochaine mais les conditions de son agonie.

AUDUN-LE-TICHE, SEPTEMBRE 2010
Avant d’arriver ici, j’ai été pompier en région parisienne, puis boucher à Nancy. Maintenant, je suis manœuvre dans la construction. Et depuis près de vingt ans, je passe tous les matins la frontière avec le Luxembourg : quand j’ai commencé en 1991, on était 3 000 à le faire ; aujourd’hui, il y a plus de 70 000 travailleurs frontaliers en Lorraine. Je ne te raconte pas la merde sur la route, c’est comme à la capitale à l’heure de pointe. Il est cinq heures, la frontière s’éveille. Puis au Luxembourg, c’est un vrai massacre pour le travail : il te vire en trois secondes sans te donner d’explications. C’est un pays très riche et très libéral : tu verrais comment ils construisent leurs routes, ils creusent six mètres sous la terre, ils te mettent des couches et des couches, puis sur les trottoirs, ils en sont presque à col- ler des feuilles d’or tellement ils ont de blé... Ils sont riches, et ils nous écrabouillent, nous, les travailleurs frontaliers : ils disent qu’on est des « profiteurs », des parasites presque, alors que c’est grâce à nous qu’ils sont si bien chez eux. Je les entends parler des Roms en France, mais, là-bas, ils nous traitent comme des « Portos », des « bougnoules ». Les « Luxos », je les soupçonne de ne rien avoir à branler des Roms en France quand je les vois faire avec nous chez eux, quoi ! Est-ce qu’on peut nous reconnaître un poil de dignité, svp ?