La véritable rupture est celle de 1789 où l’accélération des événements permet de renverser l’ancien régime avec une fulgurance qui étonne les acteurs eux-mêmes, comme entraînés par l’irrésistible force des choses. De la révolution de la souveraineté à l’affirmation de la fin des privilèges (juin-août 1789), les députés de la Constituante effacent, en quelques semaines et avec une détermination inouïe, les fondements d’un régime politique pluriséculaire. Avant même l’abolition de la royauté, l’hostilité à l’aristocratie nobiliaire entraîne le décret du 19 juin 1790 qui supprime les titres de noblesse. Le mot aristocrate est au cœur de la guerre des brochures des années 1789-1791 avant de devenir une injure banale ; le néologisme est attesté dès la convocation des états généraux pour désigner les privilégiés (2). L’offensive de la révolution contre la noblesse héréditaire, même si elle ne réussit pas à abolir l’identité nobiliaire, tire un trait sur les privilèges et les prétentions ancestrales des nobles à gouverner (3). La révolution radicale de 1789 dessine l’horizon politique de la république ; c’est aussi un véritable pari sur l’avenir dans la mesure où elle ouvre un processus démocratique dans une conjoncture fortement instable où les repères habituels et la mesure des rapports sociaux sont invalidés alors même qu’il faut trouver dans l’urgence les moyens de pacifier la révolution populaire et de stabiliser la situation.

Comment comprendre le recours à la tradition républicaine alors que le discours révolutionnaire récuse les références historiques, que la Révolution s’exalte comme unique en rejetant tout modèle étranger ? En 1789, le premier travail de l’Assemblée nationale est de donner une constitution à la France et de reconstruire les institutions sur un socle nouveau, celui des droits de l’homme et du citoyen. Néanmoins, les discussions révolutionnaires s’inscrivent encore dans l’univers conceptuel des secondes Lumières, comme le montre le livre de Michael Sonenscher, Sans-Culottes, en abordant l’histoire de l’emblème républicain à partir de l’économie politique des années 1770-80 (4). L’analyse de la réinscription des sources et de la pensée antique dans la réflexion sur la société dans la deuxième moitié du 18e siècle signale l’importance des discussions engagées entre écrivains anglais et français sur le système de Rousseau, notamment dans le domaine de la pensée morale. Au plan culturel, l’Europe des Lumières est une aire de transferts intellectuels réciproques où les voyages et les traductions participent au développement d’un capital commun d’idées et de pratiques sociales. Ce qui ne gomme pas les spécificités nationales et les interprétations plurielles.

Dans un espace ouvert à la critique, le langage accommode les tensions de la communication et des différentes cultures, le poids des traditions et des circonstances (5). L’intelligence réciproque passe par la conscience d’une distinction irréductible, inhérente au contexte dans lequel s’expriment les auteurs. Un même mot peut recouvrir des acceptions diverses d’une langue à l’autre : les nombreuses traductions de la Science de la Législation de Filangieri, par exemple, témoignent de la polysémie du concept de constitution à la fin du 18e siècle et des variations de sens et d’emploi selon les pays. A suivre la traduction française de Jean-Antoine Gallois en 1786, l’idée nouvelle serait celle d’un code de lois fondamentales, destiné à déterminer « la nature de la constitution, les droits et les limites de l’autorité de chacun des corps » (6). Michel Pertué a montré qu’en réalité l’usage de la notion dans le discours politique était contradictoire et qu’après 1789, la permanence du processus révolutionnaire prolonge la tension initiale entre la volonté de rupture radicale avec l’ancien régime et la recherche d’une articulation improbable qui tend au recouvrement progressif de la notion par le politique (7). S’agissant de la république, les œuvres de philosophie politique qui inspirent les débats intellectuels, et les auteurs dont se réclament les révolutionnaires, révèlent la complexité des apports théoriques et des arguments républicains et libéraux dans cette période charnière de l’histoire de France. L’intérêt des thèses néo-républicaines est d’ouvrir une interrogation sur les racines du monde moderne (8). Les travaux récents montrent qu’il devient difficile d’analyser la culture politique de la période sans faire référence aux catégories du républicanisme et du droit naturel.

La Déclaration des droits de 1789 est l’aboutissement, sous la pression des événements et de la politique concrète, du processus de redéfinition des principes de la distinction sociale et de l’autorité politique. Héritage complexe du droit naturel et du républicanisme, les catégories constitutives de la légitimité « républicaine » sont affirmées dès la Déclaration du 17 août : ce sont avec la liberté et l’égalité des droits, la souveraineté du peuple, l’autorité de la loi, expression de la volonté générale, la séparation des pouvoirs. En ce sens on peut considérer 1789 comme un moment pivot de l’évolution du républicanisme moderne en Europe. C’est ce que propose Johnson Kent Wright, à partir de l’analyse des sources républicaines de la Déclaration des droits, pour une « juste estimation de la contribution française à la diversité des conceptions modernes de la liberté ». Il montre comment se combinent au plan théorique, dans les années 1770-1780, sous la pression de la politique réelle, les catégories qui constitueront les principes de la légitimité politique. Dans ses Observations sur l’histoire de France, Mably parvient, en fondant ses arguments historiques sur les conceptions du droit naturel et par une « combinaison intéressante de vocabulaires politiques, typique du 18e siècle », à « une version démocratique de la souveraineté nationale » (9).

Il revient à Montesquieu d’avoir énoncé, à partir de l’héritage complexe des diverses conceptions touchant à la balance ou à l’équilibre des pouvoirs, et à la distribution des fonctions de l’état entre plusieurs autorités, la distinction tripartite qui servira lors de la rédaction des Constitutions. Il formule, dans l’Esprit des lois le principe purement négatif de la « séparation des pouvoirs » qui fait alors l’unanimité pour garantir la liberté politique contre le despotisme ou la tyrannie (10) : « Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçoient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers » (XI, vi). Le principe de la séparation de l’exécutif et du législatif était déjà défendu par les républicains anglais, notamment par Nedham en 1656 (The excellency of a free state (11)) et Locke dans le Traité du gouvernement civil (1690, chap. xii), pour garantir la soumission de tous à la loi. Il est adopté à l’unanimité dans la Déclaration des droits de 1789 (art. 16), sans pour autant déterminer la répartition des compétences : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de Constitution ». Ce qui faisait débat dans la philosophie politique du 18e siècle, était le principe (démocratique) de la spécialisation et de la hiérarchie des fonctions, et le mécanisme défendu par Montesquieu, celui de la balance des pouvoirs qui se rattache à la théorie des formes du gouvernement (monarchie ou république)(12).

La prééminence de Rousseau dans la pensée sociale du 18e siècle tient à une tentative neuve de faire la synthèse entre les deux grands langages politiques de l’époque, celui du droit naturel et du contrat et celui du républicanisme, pour dégager une théorie de l’autorité politique légitime. Il part de la tradition moderne des droits, selon laquelle le gouvernement de l’état est fondé sur des conventions, et réinterprète la théorie de Hobbes sur la souveraineté comme l’autorité de la loi, exercice de la volonté générale (13). Partisan de la suprématie du législatif, identifié à la volonté générale du corps politique, il redéfinit le Gouvernement (distinct du Souverain) comme puissance exécutive par nature, puisque c’est un pouvoir exercé au nom du Souverain, que celui-ci « peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plait » (Contrat social, III, i). Sa théorie de l’autorité lie la légitimité de la loi à la volonté générale et à la participation des citoyens. Comme Montesquieu et Mably, Rousseau est conscient des problèmes politiques liés à l’évolution de la société. Il est conscient que la connaissance des règles de droit n’est pas la seule chose nécessaire à l’action politique, mais elle est avec la prudence et la connaissance de l’homme un guide pour l’action salutaire au changement social (14). Le républicanisme de Rousseau remplace la contrainte par l’inclination qui lie au titre de l’amour de soi l’individu à la cité : chacun peut s’identifier au régime qui lui confère, comme à tous, la qualité de citoyen « muni de tous ses droits et reconnu comme tel » (15).

Si je cite cet article de J. Kent Wright, connu pour avoir apporté un éclairage nouveau à la pensée de Mably (16), au bénéfice d’autres travaux historiques qui traitent de la présence du langage républicain au 18e siècle, c’est qu’il montre comment les théories républicaines et celle des droits naturels ont été retravaillées en France par les philosophes qui font partie du panthéon révolutionnaire, ceux dont les concepts politiques ont eu une influence déterminante dans le langage de la Révolution. Cette présentation argumentée de la transmission des idées républicaines dans la deuxième moitié du 18e siècle, à côté des travaux de philosophie politique, devrait faire réfléchir les historiens qui voient dans des textes faisant écho aux théories d’Harrington un « modèle pour la France » ou « partie d’un projet cordelier concerté », ou qui présentent le Directoire comme le moment du « républicanisme libéral », à partir de catégories (la vertu, la participation) qui renvoient plus ou moins à l’opposition de la liberté des Anciens et des Modernes. Les auteurs anglophones auxquels je fais allusion (Rachel Hammersley, Andrew Jainchill (17)) ont tendance à faire référence, comme Keith Baker dans un article souvent cité (18), au paradigme langagier de l’humanisme civique (19) plutôt qu’au contextualisme de Skinner (20). Son approche discursive et politique, inspirée par la théorie des actes de langage (21), porte un intérêt particulier à l’intention des auteurs et à la force d’expression des arguments dans un contexte rhétorique et politique donné. L’examen du langage de l’humanisme civique par Pocock peut se comprendre comme une relecture continuelle des textes de la tradition républicaine : ceux-ci ont été constamment interprétés et transposés d’une langue à l’autre par des auteurs capables de rendre vie au vocabulaire classique pour répondre aux besoins spécifiques de leur époque (22). Skinner a décrit l’émergence, dans le contexte intellectuel de la révolution anglaise du 17e siècle de la théorie des états libres. Son dernier livre sur Hobbes offre une confrontation argumentée des deux théories concurrentes de la liberté à l’époque de la guerre civile (23). Il montre l’intérêt d’articuler la théorie à une étude élargie du contexte discursif au moment où se met en place une nouvelle conception de la politique.

En France, c’est dans la crise de la royauté et les premières années de la révolution qu’on peut saisir la théorie républicaine à l’épreuve de la fondation d’un ordre politique nouveau. Si on considère l’influence dont a joui l’idée de liberté civile comme absence d’ingérence, il vaut la peine de s’interroger sur la traduction autour de 1789 des textes républicains de la première révolution anglaise, pour en mesurer la signification et les enjeux. Ces traductions sont des gestes politiques à comprendre comme interlocution du traducteur avec le texte étranger et avec ses lecteurs, dans un état donné de la langue (24). Depuis les travaux de Gadamer (25) et de Steiner (26), la perspective herméneutique fait de la traduction un facteur constitutif et historique du savoir, avec la conscience de l’écart dans l’acte d’interpréter « et de transmettre, grâce à un effort personnel d’explicitation, ce qui a été dit par d’autres et qui se présente à nous dans la tradition, partout où elle n’est pas immédiatement compréhensible » (27). Paul Ricoeur décrit le processus de la traduction comme un comparatisme constructif : l’hospitalité langagière accepte l’horizon d’« une équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable, une équivalence sans identité » (28).

Les traductions ont nourri les échanges d’idées politiques depuis le milieu du 18e siècle ; l’intensification des relations intellectuelles, l’action conjuguée de la presse et de l’édition en font des instruments de modernisation politique au moment de la révolution américaine. Dans les colonies anglaises d’Amérique, aux Pays-Bas, la réédition des textes du républicanisme anglais, les traductions de l’Esprit des lois, de la philosophie de Rousseau contribuent à inspirer l’esprit de liberté et à renouveler le langage républicain (29). L’indépendance des treize colonies, la « révolution des patriotes » aux Pays-Bas, radicalisent le discours d’opposition à la monarchie absolue en appui sur la théorie des droits naturels, sur l’horizon des « révolutions de la liberté » (Diderot) (30). L’élaboration de la constitution des états-Unis mobilise de nouveaux arguments sur la république. En France, la convocation des états généraux, la révolution de la souveraineté, la Déclaration des droits et l’élaboration de la Constitution relancent le débat public sur la « république démocratique » (31). C’est à ce moment que sont traduits les textes radicaux du républicanisme anglais. Il ne s’agit pas alors de chercher un modèle historique ; ce qui est à l’œuvre, c’est la communication interlinguistique, l’acte de s’approprier un texte étranger pour restituer dans la langue de la révolution de 1789 ce qui dans le texte est toujours vivant (32).

De 1788 à 1791 plusieurs textes politiques de Milton, Nedham et Harrington sont publiés par des partisans de la révolution (33). Parmi eux un Constituant, Mirabeau, et deux hommes de lettres : Rutlidge, un moraliste engagé dans les débats littéraires et le républicanisme libéral et Mandar, connu par ses traductions de récits de voyages (34). Ce sont des figures de l’espace critique des Lumières, des polygraphes, acteurs des transferts linguistiques et culturels (35). S’ils ne sont pas comme Mirabeau des révolutionnaires de premier plan, ils ont une influence dans la diffusion des idées qui dépasse leur rôle politique personnel. Mandar et Rutlidge qui militent aux Cordeliers sont à Paris dans la crise de Varennes des acteurs en vue du premier moment républicain. Mirabeau avant la Révolution avait été lui-même un polygraphe qui cherchait à se faire un nom en littérature (36). Entre autres ouvrages, il publie en 1784 une attaque contre le principe de la noblesse héréditaire avec l’édition française d’un pamphlet anglo-américain, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, qui ne rencontre pas le succès escompté (37). Il ne réussit pas à lancer un débat général comme l’original avait pu le faire en Amérique ; en France la destruction de l’aristocratie n’est pas encore sur l’agenda politique. Tout change avec la convocation des états généraux, et en novembre 1788 Mirabeau est plus heureux avec l’adaptation de l’Areopagitica de Milton, Sur la liberté de la presse (38). Ce discours réunit tous les atouts qui font de la traduction d’un texte étranger un instrument de l’innovation politique : l’occasion, l’éloquence du tribun, l’autorité du poète anglais. L’adaptation répond à l’attente du public et la référence est d’autant mieux reçue que la liberté de la presse est justement ce qu’on admire en Angleterre : c’est la liberté fondamentale, prémices d’autres libertés. La traduction de Mirabeau et Salaville donne une seconde vie à cet écrit majeur de Milton, qui devient un texte de référence. La rhétorique persuasive de Mirabeau l’a adapté à l’esprit du temps en gardant la logique du raisonnement : la censure est non seulement inutile mais elle entrave l’essor de la pensée, est dégradante pour tous et avilit la nation.

Une autre publication de Mirabeau fait redécouvrir en 1789 un texte clé du républicanisme anglais, avec l’adaptation de la première Défense du Peuple anglais de Milton, sous le titre Théorie de la royauté, d’après la doctrine de Milton (39). Dans ce texte, écrit pour réfuter le traité de Saumaise contre le régicide, Milton retournait habilement les raisons à l’appui du droit divin des rois, et mettait en avant le droit immémorial du parlement, pour reconnaître aux peuples le droit d’élire les magistrats et de choisir leur gouvernement, de déposer et de juger les tyrans qui se sont placés hors du droit. « Sachez que par le mot peuple, nous entendons uniquement les communes, la chambre des Lords étant supprimée ; nous comprenons tous les citoyens indistinctement sous la dénomination de peuple, puisque nous n’avons qu’un suprême sénat, où les nobles peuvent voter comme les autres citoyens, non par un droit qui leur soit particulier comme autrefois, mais en qualité de représentants… » (40). L’adaptation de Mirabeau transpose et actualise un texte dont la rhétorique mêle habilement le droit et l’histoire pour soutenir, face aux prérogatives royales, les droits de l’assemblée des représentants du peuple : elle popularise les arguments et l’innovation discursive de 1789.

D’autres textes du républicanisme anglais sont publiés dans le contexte de l’élaboration de la constitution de 1791. Rutlidge développe dans son journal Le Creuset' une conception originale du gouvernement civil, en appui sur la traduction de quelques chapitres des Aphorismes d’Harrington (41). Dans la république, la raison oriente l’action vers le bien et lie la liberté morale de l’individu à l’autorité de lois équitables. L’exposé de la théorie d’Harrington prenait une signification sociale dans le contexte de l’aliénation des biens nationaux. Pour Rutlidge la reprise par la nation des domaines du clergé posait les bases d’une loi agraire, réellement salutaire (42). Harrington et sans doute Mably en France sont représentatifs de la tradition grecque du républicanisme qui, à partir de la lecture de Plutarque, ne rejette pas les lois agraires romaines. Harrington fait même de la balance des biens et du pouvoir le concept central du commonwealth d’Oceana (43). En 1791, Rutlidge se défendait de prôner un partage des biens : « La seule loi agraire, qui soit praticable et qui puisse être envisagée comme efficacement sociale, ne sera jamais que celle qui se bornera à proscrire dans les propriétés, les inégalités assez grandes pour que le citoyen qui en seroit investi, ou le petit nombre de ceux qui s’en seroient emparés, pussent faire la loi à tous les autres » (44). Cependant, la notion de loi agraire, comme pivot de l’association civile et corollaire d’une « constitution équitable et heureuse », eut aussitôt un effet négatif. Rutlidge ne put exposer ses idées aux Jacobins et peu après, La Harpe réagit violemment dans le Mercure de France à un article de Sylvain Maréchal dans les Révolutions de Paris (45). Babeuf lui-même, dans une lettre à Coupé de l’Oise, pensait à ce moment la notion trop risquée pour être avancée ouvertement : « Il n’est presque personne qui ne rejette fort loin la loi agraire ; le préjugé est bien pis encore que pour la royauté et l’on a toujours pendu ceux qui se sont avisés d’ouvrir la bouche sur ce grand sujet » (46).

Théophile Mandar est plus heureux avec sa traduction de Nedham, publiée sous le titre De la souveraineté du peuple et de l’excellence d’un état libre (47) : elle est analysée dans plusieurs journaux, qui soulignent en 1791 la correspondance des théories de Nedham avec les principes de Rousseau. Le traducteur, il est vrai, tout en suivant de près l’original, avait accentué la proximité conceptuelle de Nedham et de l’auteur du Contrat social en donnant de larges extraits des écrits politiques de Rousseau. Reste que la publication de Mandar met en évidence, au moment de la discussion sur la Constitution, la filiation du système républicain de Rousseau avec le républicanisme anglais. Nedham était le plus radical des auteurs républicains de son époque ; il est aussi opposé à l’aristocratie qu’à la monarchie et propose une solution démocratique avec une seule assemblée législative élue par le peuple, un accès équitable aux charges publiques et plus d’égalité entre les citoyens. Mandar enrichit sa traduction de fragments tirés du Panthéon des Lumières, principalement de Mably, Condillac, Rousseau, Raynal et Diderot, pour accorder l’esprit du texte anglais à celui de la révolution. La rhétorique du traducteur s’inscrit dans un processus de légitimation des droits de l’homme et du citoyen.


L’adaptation et la réception des textes emblématiques de la théorie des états libres éclairent le contexte idéologique du début de la Révolution, avant la fuite du roi. Tout d’abord, aucun n’est dirigé explicitement contre la royauté. Milton justifiait le jugement de Charles Ier en mettant en avant les droits du peuple et l’autorité du parlement, et en distinguant le roi du tyran qui abuse de son pouvoir : « Si j’ai défendu les droits du peuple (…) ce n’est par aucun sentiment de haine contre les rois, mais par une juste indignation contre les tyrans » (48). L’adaptation de Mirabeau modernise la langue dont les maximes s’insèrent dans le contexte politique de 1789 : « Enfin, le parlement est l’assemblée souveraine de la nation, instituée par un peuple parfaitement libre (…) le roi n’est établi que pour mettre à exécution les lois faites dans l’assemblée nationale » (145). La publication anticipe les questions qui seront discutées par la suite, celle du pouvoir exécutif et surtout celle de l’inviolabilité. Ce n’est pas le républicanisme qui provoque l’avènement de la République, mais le processus qui mène à la chute de la royauté.

Les traductions d’Harrington et de Nedham ne traitent pas du problème de la forme – monarchie ou république – mais des principes et des institutions d’un état libre. Dans le contexte du débat constitutionnel, ils exposent les principes d’une république en appui sur les notions clés de la Révolution – la souveraineté du peuple, l’autorité des lois, la liberté et l’égalité – dans la perspective d’une constitution démocratique. L’offensive de la Révolution contre l’aristocratie ouvre la voie à une organisation radicalement nouvelle de la vie politique et à des conceptions plus égalitaires de l’intégration des citoyens sur les critères du mérite et du civisme. « Ce que nous voyons, écrit Paine à la fin de la première partie de Droits de l’homme, nous prouve qu’il n’y a aucune réforme improbable dans le monde politique. Nous sommes dans un siècle de révolution, dans lequel on doit s’attendre à tout ». Cependant, la réception de la théorie de Rutlidge marque les limites idéologiques de la réduction des inégalités par la loi, et la tension entre la reconnaissance de l’égalité nécessaire à la poursuite des besoins physiques et moraux et le respect du droit de propriété49. La crise de Varennes, quelques mois plus tard, signale la volonté des Constituants de brider l’invention de la vie publique démocratique – la res publica en acte – pour clore la Révolution.

NOTES

(1) Christopher Hill (1972), Le Monde à l’envers : les idées radicales au cours de la Révolution anglaise, trad. S. Chambon, R. Ertel, Paris, Payot, 1977.

(2) Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A. Colin, t. IX, La Révolution et l’Empire, 1967, II, 646. Jacques Guilhaumou, « aristocrates/ aristocratie (1789-1793), DUSP 1770-1815, fasc. 1, Paris, Klincksieck, 9-38.

(3) William Doyle, Aristocracy and its enemies in the age of revolution, Oxford UP, Oxford, New-York, 2009.

(4) Michael Sonenscher, Sans-Culottes. An Eighteenth-Century Emblem in the French Revolution, Princeton UP, Princeton, Oxford, 2008.

(5) Daniel Gordon, Citizen without sovereignty. Equality and sociability in French Thought, Princeton NJ, Princeton UP, 1994.

(6) Gaetano Filangieri, La science de la législation, trad. J.-Ant. Gallois, Paris, Cuchet, 1786, cité par Antonio Trampus, « Filangieri et le langage de la constitution », Nuevo Mundo Mundo Nuevos, Coloquios, 2006. http://nuevomundo.revues.org.

(7) Michel Pertué, « La notion de constitution à la fin du 18e siècle », in Des notions-concepts en révolution. Autour de la liberté politique à la fin du 18e siècle, dir. J. Guilhaumou et R. Monnier, Paris, Ser, 2003, 39-54.

(8) Pour une approche du cas français, d’un point de vue historique et analytique, Philip Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2000. Jean-Fabien Spitz, « Républicanisme et libéralisme dans le moment révolutionnaire », AHRF, n° 358, 2009/4, 19-45. Raymonde Monnier, Républicanisme, patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan, 2005. Républicanismes et droit naturel. Des humanistes aux révolutions des droits de l’homme et du citoyen, éd. M. Belissa, Y. Bosc, F. Gauthier, Paris, Kimé, 2009.

(9) J. Kent Wright, « Les sources républicaines de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », in F. Furet, M. Ozouf, Le siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993, 127-164 (163, 135).

(10) Michel Troper, « Séparation des pouvoirs », http://dictionnaire-montesquieu@ens-lsh.fr

(11) Éd. Richard Baron, 1767: Errors of government and rules of policy, 147.

(12) Sur la spécialisation et la balance des pouvoirs, Michel Troper, « La question du bicamérisme en l’an III », in Républiques sœurs. Le Directoire et la Révolution atlantique, dir. P. Serna, PU Rennes, 2009, 23-34.

(13) Sur le concept de volonté générale, Patrick Riley, The general will before Rousseau : the transformation of the divine into the civic, Princeton UP, 1986.

(14) Roger D. Masters, La philosophie politique de Rousseau, (Princeton UP, 1968), trad. G. Colonna d’Istria, J.-P. Guillot, ENS éditions, 2002, 470.

(15) Luc Vincenti, Jean-Jacques Rousseau, l’individu et la république, Paris, Kimé, 2001. Philip Pettit, Républicanisme, chap. viii (349).

(16) J. Kent Wright, A classical republican in Eighteenth Century France. The political thought of Mably, Stanford, CA, 1997.

(17) Rachel Hammersley, « The Commonwealth of Oceana de James Harrington : un modèle pour la France révolutionnaire ? », A.H.R.F., 2005/4, 3-20 (18). Andrew Jainchill, Reimagining Politics after the Terror. The Republican Origins of French Liberalism, Cornell UP, Ithaca, London, 2008 (12).

(18) Keith M. Baker, « Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth Century France », The Journal of Modern History, 73, 2001, 32-53.

(19) John Pocock (1975), Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, trad. Luc Borot, Paris, Puf, 1997.

(20) Quentin Skinner (1998), La liberté avant le libéralisme, trad. M. Zagha, Paris, Seuil, 2000, chap. 3.

(21) La notion introduite en linguistique par Austin en 1962 a été reprise dans de nombreuses disciplines. John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris, Seuil, 1991.

(22) Laszlo Kontler, « Translation and Comparison I : Early-Modern and Current Perspectives », Contributions to the History of Concepts, 3, 2007/1, 71-102.

(23) Quentin Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, trad. S. Taussig, Paris, Albin Michel, 2009.

(24) Sur les questions concernant la traduction et ses enjeux rhétoriques, voir mon article à paraître (AHRF, 2011), « Traduction, transmission et révolution : enjeux rhétoriques de la traduction des textes de la conception républicaine de la liberté ».

(25) Hans-Georg Gadamer, L’art de comprendre. Ecrits II, Pierre Fruchon éd., Paris, Aubier, 1991.

(26) George Steiner (1998), Après Babel : une poétique du dire et de la traduction, trad. L. Lotringer et P.-E. Dauzat, Paris, A. Michel, 1998.

(27) Hans-Georg Gadamer, L’art de comprendre, 142.

(28) Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, 60-63.

(29) Wyger R.E. Velema, Republicans. Essays on Eighteenth-Century Dutch Political Thought, Leiden, Boston, Brill, 2007. Republicanism : a shared European heritage, M. van Gelderen, Q. Skinner ed., Cambridge, Cambridge UP, 2002, 2 vol.

(30) Histoire des Deux Indes (éd. 1780, XVIII, 52) : « Au bruit des chaînes qui se brisent, il nous semble que les nôtres vont devenir plus légères ; (…) ces grandes révolutions de la liberté sont des leçons pour les despotes ».

(31) Dans le premier moment républicain, les deux mots république et démocratie sont devenus synonymes (Raymonde Monnier, L’espace public démocratique, Paris, Kimé, 1994). Pierre Serna, « Est-ce ainsi que naît une république ? », in La République dans tous ses états, C. Moatti et M. Riot-Sarcey dir., Payot, 2009, 23-55.

(32) C’est d’ailleurs un angliciste qui a le premier attiré l’attention sur la traduction des textes de la révolution anglaise, Olivier Lutaud, « Emprunts de la révolution française à la première révolution anglaise », RHMC, 37, 1990, 589-607.

(33) L’Areopagitica de Milton (1644), et des écrits politiques des années 1650 : Pro Populo Anglicano Defensio (1651) de Milton, The Excellency of a free State de Nedham (1656) et Aphorisms political de Harrington (1659).

(34) Sur l’itinéraire intellectuel et politique de Mandar, voir ma contribution et celle de Pierre Serna dans Républicanismes et droit naturel,op.cit, 119-160.

(35) Quelques œuvres de Rutlidge ont été rééditées, des comédies dont Le Bureau d’esprit (éd. P. Peyronnet, Champion, 1999), La Quinzaine anglaise à Paris (éd. R. Mortier, Champion, 2007), des Lettres de voyage extraites du Babillard : Paris et Londres en miroir (éd. R. Monnier, PU Saint-étienne, 2010).

(36) François Quastana, La pensée politique de Mirabeau : républicanisme classique et régénération de la monarchie, PU Aix-Marseille, 2007.

(37) William Doyle, Aristocracy, op.cit, chap. 4.

(38) Sur la liberté de la presse, imité de l’anglois, de Milton, par le Cte de Mirabeau, 1788. Olivier Lutaud, « Des révolutions d’Angleterre à la Révolution française. L’exemple de la liberté de la presse ou comment Milton ‘ouvrit’ les états généraux », in La légende de la Révolution, éd. C. Croisille, J. Ehrard, Clermont-Ferrand, 1988, 115-125. Tony Davies, « Borrowed Language : Milton, Jefferson, Mirabeau », in Milton and republicanism, D. Armitage, A. Himy, Q. Skinner ed., Cambridge, Cambridge UP, 1995, 254-271.

(39) Paris, 1789 par Mirabeau, trad. J.-B. Salaville. Olivier Lutaud, « Emprunts », art. cit.

(40) Christophe Tournu, Milton et Mirabeau, rencontre révolutionnaire, Paris, Edimaf, 2002, 130.

(41) A System of Politics, delineated in short and easy Aphorisms…, in The Oceana of James Harrington and his other worksby John Toland, London, 1700.

(42) Raymonde Monnier, Républicanisme, op.cit., chap. 5.

(43) Éric Nelson, The Greek Tradition in Republican Thought, Cambridge UP, 2004, chap. 3. Sur Mably, Johnson K. Wright, « Phocion in France : adventures of a neo-classical hero », in Héroïsme et Lumières, éd. S. Menant, R. Morissey, Champion, 2010, 153-176.

(44) Le Creuset, n° 1, 3 janvier 1791, 14-15.

(45) R.B. Rose, « The ‘red scare’ of the 1790s : the French revolution and the ‘agrarian law’ », Past and Present, n° 103, 1984, 113-130. Florence Gauthier, « Loi agraire », DUSP, fasc. 2, 1987, 65-98.

(46) Lettre à Coupé de l’Oise (10-9-1791), Babeuf, Textes choisis, éd. C. Mazauric, éditions sociales, 1965, 147.

(47) Paris, 1790, 2 tomes en un vol., 208 et 304 p. Voir mon édition critique du texte (Paris, CTHS, 2011).

(48) C. Tournu, Milton et Mirabeau, op.cit., 158. Dans la préface de Théorie de la royauté, Mirabeau écrit que la faute des Anglais « ne fut pas de punir un roi coupable, mais de proscrire la royauté »: l’exécution de Charles Ier « n’est au fond qu’un grand exemple de justice » (lvi).

(49) Il est significatif que le 18 mars 1793, Barère fait mettre à l’ordre du jour de la Convention l’organisation des secours publics (une dette sociale) et le principe radical de l’impôt progressif, sitôt après l’adoption de la peine de mort contre les partisans de la loi agraire (Moniteur, XV, 739-741 ; Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, éd. A. Soboul, Paris, éditions sociales, 1986, VI, 93-110).

Raymonde Monnier, « Tradition et innovation : transfert et réception des textes républicains autour de 1789 », Révolution Française.net, Juillet 2011, http://revolution-francaise.net/2011/07/07/444-tradition-et-innovation-transfert-et-reception-des-textes-republicains-autour-de-1789