Un concept difficile à cerner

Comme le note d’emblée le philosophe Augustin Giovannoni, dans ses ouvrage sur la duperie de soi (1), il est possible d’établir un lien historique entre l’émergence de la subjectivité et la construction du concept de duperie de soi. De manière générale, le triomphe de l’individualisme moderne au cours des Temps modernes va de pair avec la découverte d’un être soi perçu de façon inconditionnée, qui plus est face à l’adversité, ce qui suppose un dialogue en abîme de la pensée avec soi. Alors, avec l’individu en prise aux forces hostiles, la figure de la duperie marque l’aliénation de l’homme dans les filets de la croyance, et le renoncement à son désir individuel au profit de la norme sociale. Elle engendre un trouble de soi : le sujet des Temps modernes ne parvient pas à s’approprier ses représentations, à les reprendre à son compte, et de manière critique. La contrepartie de l’avènement de l’individualisme moderne est l’invisibilité de l’individu : il me colle un masque sous le regard de l’autre - la fausse image de Rousseau comme nous le verrons -, et la figure de la duperie devient centrale. Le désir du sujet individuel se prend au piège de l’espace social : il se constitue ainsi une opacité à soi contre lequel l’individu-auteur se doit de lutter en permanence.

Dans la mesure où le concept de duperie de soi est vraiment difficile à cerner, si on l’aborde dans une multiplicité de contextes, comme le remarque également le philosophe (2), nous nous contentons présentement d’associer à sa réflexion deux itinéraires de personnages historiques confrontés à la duperie de soi, et y réfléchissant : d’une part le trajet exemplaire de Rousseau bien connu en la matière, mais toujours autant d’actualité quand on relit sa correspondance, certes partiellement, comme nous le propose Raymond Trousson (3), tout en le confrontant au cas Diderot, d’autre part le trajet de Sieyès moins connu, mais sur lequel nous travaillons depuis de nombreuses années (4).

De façon générale, la duperie vient à soi quand le sujet se croît soit en repli dans une réalité insulaire, soit en position de dominateur. Alors, faute de faire un choix moral, il rompt avec son devenir d’individuation, il devient étranger à lui-même. Il s’agit alors d’inscrire le point de vue sur la duperie de soi dans une perspective d’herméneutique de soi (Ricoeur (5)) qui s’intéresse à la construction de l’identité individuelle et de sa capacité d’agir, sous les concepts d’intrigue et de personnage : du moi objectivement constitué dans le réel au moi qui affirme son choix par une prescription morale. G. Mead, en sociologue (6), y introduit le rapport à soi comme façon de parler avec soi-même, par intériorisation du dialogue avec les autres. Si le je donne le ton du sentiment de liberté, le soi s’affirme plus qu’il s’autodétermine. Il est vrai que, pour lui, le Je est initial, le moi se construit dans le mécanisme de pensée qui présuppose le Je, il actualise, côté sujet, le Je de l’introspection qui n’est autre que le soi, côté objet, en relation avec les autres sois : il met en action (de pensée) le soi qui s’avère à la fois sujet et objet, social donc. Le Je répond à des attitudes des autres par rapport à sa propre attitude. Une fois ce mécanisme du Je enclenché, l’attitude d’autrui à l’intérieur de soi-même, le concret du moi se précise, le moi advient sous la forme d’une conscience de soi et des autres. Ici la duperie procède ainsi d’un rapport à soi qui se constitue dans le même temps que le rapport aux autres, le dupe ne prenant pas position, adoptant le rôle d’autrui en société. La duperie s’instaure quand le sens produit par l’individu se soustrait de lui-même, par manque de lucidité.

La lecture de Spinoza, proposée par Augustin Giovannoni, en matière de rapport à soi s’avère ici décisive (7). Deux figures émergent de la thématique spinoziste en la matière, qui vont jouer un rôle central dans le cas de Rousseau et Sieyès, celles du législateur et de l’exil. Le souci de conservation de soi est, avec Spinoza, puissance et immanence : « le champ expérientel de la vie affective - dans son ensemble et dans ses parties - est immanence, et le conatus l’opération qui fonde cette plasticité : il est le processus fondamental qui constitue la chose existante » (8). A ce titre, l’homme n’est en rien isolé, passif, il est dans la totalité du rapport entre les individus. Une telle dynamique du désir dans l’affectivité côtoie le partage entre joie et tristesse, self-estim et self-deception, au gré du mouvement des affects. Ici s’introduit la figure de l’exil comme lieu de totale déterriolisation, de mise en avant d’un procès de subjectivation préparant un devenir autre. L’aspiration à la liberté y trouve son achèvement, à condition d’y associer la figure du législateur - chez Spinoza la figure de Moïse - qui parle de ce qui est commun aux hommes et auquel il convient d’obéir, au titre des droits mutuellement partagés.

Ecrire de l’exil, après avoir souligné le rôle central du législateur, c’est alors sortir de la duperie de soi. Il en est ainsi de Rousseau comme de Sieyès. Ici l’exil est une expérience de pensée où l’écriture se déploie dans une conscience combattante irréductible à un je dicté par les autres, donc mue par un indéfectible sentiment intérieur. Face à l’opacité grandissante, qui fait de Rousseau un être perfide et de Sieyès un être oublié dans l’exil, face à la logique de dénégation de la créativité de leur œuvre qui l’accompagne, il s’agit de saisir, de l’intérieur, les mécanismes d’une telle duperie, de la traverser par son écriture et son jugement.

Le cas exemplaire de Rousseau

Le grand mérite de Raymond Trousson est de nous permettre de revisiter les pensées de Rousseau à travers un choix de 78 lettres qui révèle fondamentalement un être solitaire, intransigeant sur sa liberté, et pourtant en perpétuel besoin d’autrui et d’amitié. Nous y retrouvons ici toute l’énergie que Rousseau a mis pour construire une anthropologie, tout en en la retournant sur lui-même. Le pacte autobiographique relève ici, comme l’a bien montré Philippe Lejeune (9), des positions respectives de l’auteur et du lecteur, du moi et de l’autre : si l’exil, forme ultime de brisure, marque la rupture de tout contrat entre moi et les autres, le contrat social n’en atteint pas moins sa forme la plus achevée avec la figure héroïque du législateur. Telles sont ces deux positions, en prise direct sur ce que révèle la duperie de soi, la nécessaire bonté naturelle, que les Confessions et autres écrits de Rousseau mettent en évidence.

Rousseau apparaît, dans sa correspondance, d’emblée très sensible à la bonté des autres, face à un père qui le délaisse (lettres de 1731 et 1735). C’est bien sûr tout particulièrement le cas dans ses lettres à Madame de Warens, sa bienfaitrice et première amie puis sa maîtresse, au nombre de six, qui soulignent ce qu’ils ont de commun dans la manière de penser, et dans les sentiments. Pour autant, il ne néglige pas de se faire reconnaître du génie distant, ainsi de ses lettres à Voltaire, au nombre également de six. La plus succulente étant celle où il répond à la célèbre apostrophe à propos de son Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité, « Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage » dans les termes suivants : « Ne tenez donc pas de retomber à quatre pattes ; personne ai monde n’y réussira moins que vous ? Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds, pour cesser de vous tenir sur les vôtres ».

Dans sa correspondance, Rousseau est donc constamment sensible au fait de conserver « une entière liberté » (A Madame d’Epinay, 1756), tout en se voulant un défenseur des principes de l’optimisme, même dans les pires malheurs pour l’humanité, ainsi dans la lettre à Voltaire de 1756 à propos dus séisme particulièrement meurtrier de Lisbonne. Cela tient à la primauté qu’il accorde à l’ordre moral d’une part, à l’appréhension de l’être sensible dans sa totalité d’autre part.

Le sentiment de soi : le vide et le plein.

Ses démêlés avec Diderot qui voit en lui « un méchant caractère » -nous y reviendrons - sont également présentes et exposées dans trois correspondances jusqu’à la lettre de rupture de 1758. Elles précisent le portrait que Rousseau dresse de lui-même et qu’il revendique par le seul fait de lui-même. De l’affirmation initiale, « passant ma vie avec moi, je dois me connaître », il en déduit que « personne au monde ne me connaît que moi seul » jusqu’à dire : « et je vois, par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y connaissent rien » (10).

Plus largement, le récit de ses querelles avec les philosophes, qui vient de faire l’objet d’un travail collectif de réflexion, est l’occasion de se montrer lui-même dans toute la vérité de sa nature (11). On peut alors légitimement se demander si « en ne se réclamant que de la vérité intérieure, Rousseau s’un tire à bon compte face aux lecteurs : il assure l’exactitude de la seule vérité qu’il leur est impossible de vérifier » (12). Ne dupe-t-il pas donc quelque peu ses lecteurs ?

Certes ce que manifeste ainsi Rousseau, c’est bien un cœur trop sensible, qui s’épanche trop facilement, et par là même un caractère qui cultive de manière extrême le goût de la simplicité, de la solitude, de l’oisiveté, mais aussi de l’intime amitié, associé à un esprit romanesque marqué par l’amour de sa patrie qui se révèle au lecteur de sa correspondance. Cependant un tel souci d’écrire la vie d’un homme qu’à l’aide de ses propres forces recèle une véritable épistémologie de la connaissance de soi qui s’élabore dans la dénonciation même d’un excès d’amour propre de ses ennemis philosophes, en premier Grimm, et après Diderot et D’Holbach, et prend ainsi appui sur la mise en valeur du statut moral de l’homme naturel en prise avec la société.

D’une telle identification de l’autre philosophe dans la figure du méchant face à un moi foncièrement bon, Il ressort un sentiment de vide en pleine conversation mondaine, sentiment allant jusqu’au dégoût pour le commerce des hommes qu’il explique par « un indomptable esprit de liberté » (lettre à Malesherbes de 1762) et « une violente aversion pour les états qui dominent les autres ». Il en ressort aussi un refus des bienfaits qui exige reconnaissance mondaine. Et plus fondamentalement encore, il en ressort un vide qu’il ne s’explique pas (« je trouvai en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir »). C’est là où commence à se profiler un vide équivalent à une absence totale de relation, souvent revendiquée. Alors, comme l’avait déjà bien analysé Jean Starobinski, dans son passionnant ouvrage sur Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, à propos des Rêveries, « Il faut alors qu’il écrive, il faut qu’il se parle à lui-même, sans quoi sa conscience n’aurait plus aucun objet devant elle. Car il ne peut se céder entièrement la place au vide, il ne peut être soi en silence. S’il parle, il garde la certitude que sa dernière liberté n’est pas anéantie, et que les méchants sont tenus à distance » (13) . La tentation d’un enfermement volontaire est permanente chez lui : il en vient à revendiquer la dépréciation de soi par les autres en se la réappropriant dans une forme « silencieuse » de maîtrise de soi, lorsque une voix féminine lui dit « Tais-toi Jean-Jacques ». ce qui induit l’existence d’un lecteur idéal, omniscient, propre à penser l’inexprimable de son oeuvre (14) .

Ce quelque chose existant en lui-même, et dont il parle sans cesse, en lui interdisant d’accepter quelque chose de l’autre, lui permet donc de « faire entendre la voix de la vérité ». Et d’affirmer dans le plus classicisme rousseauiste : « je me peindrai tel que je suis » (15).

Ce que font ses adversaires, c’est un travail de distorsion, de mésinterprétation de sa pensée, de substitution à son texte d’un autre texte (16) , au risque d’empêcher tout développement de la dynamique interprétative de sa pensée, y compris pour la postérité. La question herméneutique de l’intention de l’auteur, ainsi posée jusque dans la falsification de sa pensée par les penseurs matérialistes qui lui refusent tout cohérence au moment même de sa formulation, est une part importante de l’épistémologie rousseauiste de la connaissance de soi. Pour autant, Rousseau n’est pas foncièrement anti-matérialiste, son univers est peuplé de mondes matérialistes où les faits et les actes se conjoignent par le seul fait de causalités déterministes (17). Ainsi, dans les Rêveries, de ce monde d’ « êtres mécaniques » sans aucune moralité à son égard – on reconnaît ici ses adversaires philosophes – qui ont « cessé d’être quelque chose pour moi » (18). Un tel monde n’est pas toujours ainsi génétiquement, intrinsèquement existant dans les hommes, il peut aussi être construit en positif à chaque fois que l’amour-propre n’a pas pris le dessus sur l’amour de soi, ainsi du monde naturel : ici quelque chose existe et quelqu’un en parle, en y réintégrant tout ce qui en a été exclu, en particulier la moralité. Mais il convient alors de l’outrepasser, de sortir du déterminisme direct des besoins immédiats qui règlent ce monde en posant un principe extérieur à ce monde déterminé, la liberté tout simplement, ou sinon l’on retombe dans le monde de la servitude. Ainsi, au monde strictement mécanique de la politique, d’essence dictatoriale, conservatrice, Rousseau pose quelque chose et quelqu’un qui parle, donc une ontologie sociale de la liberté politique, au sein d’un monde de passions jamais pleinement déterminées, et tout particulièrement en matière de formation de la volonté générale. Nous y reviendrons, en fin de parcours, à propos de la conception sieyiesienne de la volonté.

Dans un contexte où l’opinion est sous l’hégémonie de la pensée des philosophes des lumières, le lecteur comprend son intention d’auteur autrement, à contre-sens, de sa pensée propre. Rousseau n’a d’autre parade que de préfigurer quel sera la réception de son œuvre dans l’avenir, sans renoncer à son statut d’homme naturel. Il se rapproche ainsi singulièrement d’une figure majeure en matière de construction politique, le législateur.

D’un tel souci d’être toujours à l’écoute de son « sentiment intérieur », nous retrouvons ainsi sans surprise l’équivalent, en matière de Contrat social, dans la figure du législateur. Cet « homme extraordinaire » à tout point de vue selon Rousseau, n’incarne rien d’autre que « l’esprit social », - comme il est précisé dans le Livre II, chapitre VII Du contrat social sur Du législateur - , là où est attestée la présence à soi du sujet à la fois dans la conscience et le sentiment. Sa science de la politique n’est pas une science des rapports, comme beaucoup d’hommes des Lumières le croient. Elle ne peut dépendre d’une institution sociale, car la langue politique qu’elle incarne est l’élément même d’une telle institution. Ainsi la parole du législateur excède la nature humaine pour mieux la rejoindre, en rendre compte dans sa langue propre, ou sinon elle est usurpation et perte d’énergie. La nature de l’homme parle à travers la voix du législateur dans la mesure où il revient en permanence vers les besoins de l’homme, use d’expression en adéquation avec les passions du peuple. Rousseau ne cesse ainsi de faire l’éloge de la présence à soi, seul véritable rempart contre la duperie de soi issu d’une langage de substitution qui est perte d’énergie et oubli des passions.

L’exil

Cependant, un événement majeur frappe Rousseau en 1762 : décrété de corps par le Parlement suite à la publication de L’Emile, il se réfugie en Suisse. Mais là de nouveau le Petit Conseil de Genève le condamne à son tour, pour s’en prendre ensuite au Contrat social. L’exil commence, d’autant qu’il décide en 1763 d’abdiquer sa qualité de citoyen de Genève.

Il ne renonce pas pour autant à son regard d’ethnologue sur sa patrie. Ainsi il décrit la Suisse et le caractère de ses habitants dans sa logue lettre au Maréchal duc de Luxembourg du 20 janvier 1763, où il précise une fois encore la forte prégnance de sa part de subjectivité au point d’affirmer que « nos relations se rapportent toujours plus à nous qu’aux choses » et que « nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est ». « La voix du sentiment intérieur » demeure son principal interlocuteur. A ce titre, il scrute ses passions, les décrit, les juge, ainsi dans sa lettre à Claude Anglancier de Saint-Germain du 26 février 1770, se qualifiant de « pauvre Jean-Jacques » face à ses ennemis, des méchants et des jaloux écrit-il.

Proclamant de nouveau « J’aime trop mon indépendance » (19), et assumant la conséquence d’une telle quête perpétuelle de liberté (« J’ai refusé beaucoup de places, et n’en recherchai jamais »), il en devient incapable de répondre aux bontés qu’exercent sur lui toutes sortes de personnes, et des plus respectables (lettres au Maréchal duc de Luxembourg, à la duchesse, à Madame de Boufflers, etc…). A ce titre, il est sans cesse mécontent de lui-même et des autres, il a le « le cœur oppressé » en permanence, il subit sans interruption l’épreuve des maux dans sa recherche, d’une contrée à l’autre, d’un asile de tranquillité. Et de conclure : « Je ne veux rien avoir à me reprocher vis-à-vis de moi, non plus que vis-à-vis d’autrui » (20).

De ce parcours en exil, retenons ainsi une résistance farouche, voire pied à pied si l’on peut dire, à toute tentative des autres de le rendre dupe de lui-même. Aimant la solitude, il ne la revendique pas au détriment de l’amitié. Reconnu comme écrivain, il ne prétend pas à une position en surplomb, ne manifeste aucun mépris à l’égard d’autres auteurs. En contrepartie, il ne cesse d’affirmer son choix moral basé sur la quête incessante de la liberté, et à distance du regard des autres, surtout lorsqu’il le qualifie de « méchant ».

A vrai dire, plus qu’un personnage en exil, comme va l’être Sieyès, Rousseau est une homme de l’errance, comme le montre si bien Daniel Roche dans son dernier ouvrage (21). Ici l’historien s’efforce d’aller au-delà de la simple analyse des voyages de l’écrivain, il cherche à mettre à jour « l’entrelacs construit dans sa vie et de percer, entre ses déplacements, leurs raisons, leur efficace dans des territoires et des espaces, leurs dimensions privées et leurs dimensions sociologiques et intellectuelles » (22). Là l’historien puise dans la correspondance complète de Rousseau en 52 volumes (23), et dans son œuvre bien sûr, pour énoncer ce qu’il en est de cet homme de génie en mouvement. De l’espace rousseauiste, situé à l’échelle européenne, d’errance en errance au but incertain, retenons d’abord, dans ses premiers périples, l’éloge de la marche (« La marche a quelque chose qui anime et qui avive mes idées »), la multiplication des fréquentations de toutes sortes, de tous les milieux, puis l’éphémère succès le temps du passage à Paris, qui se termine par le qualificatif d’ « étranger » de plus en plus appliqué à sa personne. Il ressort ainsi de Paris. C’est là où il forge son image d’intellectuel du refus, pris dans des complots, tout en continuant à façonner son identité, de forger son unité dans le voyage à pied, source de nostalgie et de compréhension, à distance du voyage philosophique et de sa relation jugé illusoire. Le tout au nom d’un mélange de contrainte physique et de choix libre : le sujet se rapproche de l’objet naturel dans la mesure où les objets du cabinet du philosophe sont le fruit du hasard et de la liberté. Une telle façon de voyager est donc à la fois une propédeutique à la liberté citoyenne et une mise à distance des croyances véhiculées par les récits de voyage : le réel s’y révèle, au moment même où s’opère, par la promenade à pied, « le recul dans la culture de soi-même » (24). Ici il s’agit d’abord de se libérer des choses, condition même de la libération de la contrainte des hommes au nom d’un esprit qui se revendique libre en permanence.

Affirmant, au terme d’une longue lettre à Claude Anglancier de Saint-Germain, du 26 février 1770, quelques années avant sa mort, « j’ai vécu », Rousseau retrace en fin de compte un parcours où, du moment où il communique ses écrits au public, il devient « un homme affreux » pour les gens de lettres, et subit de persécution en persécution, d’autant qu’il fait des lectures publiques de ses Confessions non encore publiées. Diderot, comme l’a montré également Raymond Trousson dans sa biographie ce cet écrivain (25), est de ceux qui font de Rousseau dans les années 1770 un traître et un fourbe. C’est ainsi tout un système de calomnies à son égard que Rousseau décrit et qui marque bien, quelque soit son degré de véracité, son souci de dévoiler « le langage de l’hypocrisie », tout en supportant le malheur dans le perpétuel souci de n’être pas dupe de lui-même.

Une énigme pour ses contemporains : face à Diderot

Reste que Rousseau demeure une énigme pour ses contemporains, et tout particulièrement pour Diderot. A ce titre, il n’est pas inutile de suivre les questions que Diderot se pose lorsqu’il veut définir le moi, avec en arrière-plan une pensée permanente pour l’individu Rousseau. Fort heureusement, Frank Salaün, dans son dernier ouvrage sur le moi chez Diderot (26), aborde ses questions.

Première question : comment dire ses singularités si l’on refuse l’existence d’un moi permanent ? A l’insistance rousseauiste sur l’individualité en tant qu’identité personnelle, Diderot substitue une individualité naturelle faite d’un complexe de rapports. Il s’inscrit dans la vision humienne de l’identité personnelle antérieurement décrite (27). Chez Hume, l’identité apparaît si problématique qu’il vaut mieux s’en passer : elle n’est qu’une fiction. A vouloir saisir l’identité du moi, on ne perçoit qu’un flux d’impressions, et le sujet n’existe que dans une telle perception. Il en ressort l’impossibilité d’une introspection du moi, vu que l’individu ne perçoit que des impressions. Diderot en conclut, pour sa part, que le moi est donc avant tout relationnel : il n’est qu’une forme de vie passagère avec son organisation, particulière, ses habitudes, sa mémoire. C’est un moi réseau, une collection de mois prise dans l’infinie variété des expériences. Ainsi il écarte d’emblée la question ontologique relative à quelque chose qui existe au fondement de l’individu qui parle, question abstraite à ses yeux, donc vide de sens.

La seconde question en découle : à quelles conditions existe-t-il quelque chose comme un moi ? Là encore, il répond que le moi n’est ni permanent, ni transparent à soi, mais qu’il est pris dans l’organisation et l’histoire individuelle de chacun. Seul compte l’individu et son histoire personnelle, en tant qu’ensemble en mouvement et qui se modifie à la façon d’un organisme se régénérant sans perdre certaines de ses qualités acquises par l’expérience. Ce qui explique que le moi existe souvent de manière automatique : il est ainsi mené par des tendances fortes liées à son organisation et à son histoire. Alors quels concepts définissent le moi ? C’est là où la réponse de Diderot paraît tout à fait empiriste : le moi est le produit des concepts qui donnent corps à la vie, l’habitude, la mémoire, la modificabilité, l’expérience, et de toutes choses qui rendent compte de la multiplicité du réel.

Reste à répondre à la question énigmatique initiale : comment peut-on être Rousseau, un être qui se veut au plus profond de lui-même et dont l’attitude inquiète les gens de lettres, ses contemporains ? C’est où le dialogue, dans Le Neveu de Rameau entre MOI et le Neveu prend toute son importance : il permet de constituer une théorie de la formation des individus, en réponse à cette énigme. Diderot dresse ainsi, face à Neveu cynique jusqu’à l’abjection, le portrait d’un MOI héroïque, loin de toute servitude, donc soucieux des valeurs les plus naturelles, et se mettant à distance des mœurs corrupteurs. C’est une manière de ne pas laisser à Rousseau le monopole de la bonté morale, sans pour autant ontologiser le moi. Diderot s’en tient à la croyance en la moralisation de l’homme par la culture au sein d’une économie des interactions et contre la tendance des hommes à la corruption. On peut penser que c’est tout un pan de la construction du moi dans une perspective empirique soucieuse de construire une totalité et ses qualités essentielles, donc d’un comprendre la réalité immanente, qui lui échappe à s’en tenir à la seule genèse de l’identité personnelle dans le réel.

Sieyès : de l’estime de soi à la duperie de soi



Le cas Sieyès est, au premier abord, tout autre, au plus loin de la self-deception, constamment présente chez Rousseau. Dès 1789, présidant à la formation de la nation française, il a joué un rôle décisif dans la restitution en aux citoyens du Tiers-Etat, donc à la Nation, de son estime de soi (self-estim) à l’encontre de l’habitude, sous l’Ancien Régime, de « se réclamer de quelqu’un » dans « l’ordre des privilèges », manière qui fait fi de la liberté individuelle, donc de la volonté elle-même (28) .

Devenir quelque chose

. Rappelons à ce propos le début fameux de Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?

« - Qu’est-ce que le Tiers Etat ? Tout - Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique . Rien - Que demande-t-il ? A devenir quelque chose. » (29).

Sieyès prend donc comme point de départ la question, qu’est-ce que cela signifie d’être quelque chose ?, et y répond par l’invention d’une métaphysique politique, c’est-à-dire le positionnement du Moi, en tant que préfiguration métaphysique de la liberté, au fondement du nouvel ordre politique. Et, au premier abord, la démarche sieyésienne s’avère particulièrement « heureuse » dans la mesure où elle instaure une nation française libre, donc digne d’estime par les autres peuples.

Inventeur d’une métaphysique du moi, en d’autres termes de la traduction de la liberté métaphysique dans la figure du moi, Sieyès est également crédité, par ses contemporains, d’avoir inventé la nouvelle langue de la représentation politique, principalement à partir de l’expression d’ Assemblée nationale et du concept de pouvoir constituant (30). Il est également désigné comme l’inventeur de la Constitution, et plus particulièrement du contrôle constitutionnel (31). Enfin, néologue actif, il crée toutes sortes de mots du politique: l’expression déjà cité d’Assemblée nationale, le mot socialisme (32), certes sans la chose telle que l’époque contemporaine l’actualisera, le mot sociologie (33) et peut-être même l’objet sociologique au travers de sa théorie de l’ordre social, enfin le mot-valise de rétotale, qui n’est pas resté dans le vocabulaire contemporain, pour désigner la Terreur.

De fait, Sieyès est confronté, avec la Terreur, à l’impossibilité de penser le terrible, l’inacceptable, et à son corollaire, la perte des critères de jugement. En effet, durant cette période, il voit « l’opinion publique dans le silence », « l’abattement du désespoir descendre dans toutes les facultés de l’âme », la corruption de la langue politique à cause de « révolutionnaires de fraîche date », ces monstres qui proclament que « rien n’est révolutionnaire comme le bonheur ». Bref, conclut-il « Que faire dans une telle nuit ? Attendre le jour » (34). Cependant, Sieyès traduit en permanence sa question initiale autour de la signification inédite de ce quelque chose, la nation, qui émerge à l’horizon de la liberté par une ample interrogation sur « Qu’est-ce que le bonheur ? » et « Quels sont les moyens d’y parvenir ? ». Une fois posé la nécessaire considération de la position de l’homme, c’est-à-dire l’ordre où « chacun y est pour soi », il convient de « rechercher quel est le meilleur état dans lequel les hommes puissent se trouver », donc d’examiner les actions de l’homme au sein de la société qui sont autant de « moyens ordonnés au bonheur en général » (35).

Voilà donc une démarche foncièrement « heureuse », de nature essentiellement performative, dont on voit mal au premier abord, hormis durant la courte période de la terreur, ce qu’elle aurait pu avoir de déceptive pour lui-même.

L’absence de bonté morale

Reste que Sieyès se heurte en permanence à l’infamie de ceux qui veulent le duper. Déjà, dans ses échanges de vue avec Condorcet en 1791 sur des petits papiers qu’ils se transmettent pendant les séances de l’Assemblée, il souligne que « les hommes avec lesquels vous croyez qu’on peut se réunir, ce sont des individus faibles, calculant leur intérêt, manoeuvrant avec les circonstances, incapables de nous défendre de nos ennemis, et assez peu éclairés pour devenir leurs dupes » (36) .

En 1795, sollicité pour ses compétences constitutionnelles, Sieyès est de nouveau l’objet d’attaques frontales dans sa quête métaphysique de la vérité en politique. Se désignant comme « véritable métaphysicien politique », il précise alors auprès de la commission de la Convention chargée de la préparation de la Constitution :

« Je sais encore qu’à peine, me saura-t-on pour quelque chose dans votre nouveau travail, les reproches, les accusations de métaphysique et de métaphysicien pleuvraient de toutes parts [... . On me dit métaphysicien, je puis l’être, et c’est par cela même que connaissant à quoi sert la métaphysique, je ne l’emploie pas là où elle n’a que faire. Que je sois connu par quiconque me connaît ayant tourné mes travaux en politique vers l’organisation et le mécanisme des fonctions publiques, cela n’est pas douteux. Pourquoi donc cette réputation de métaphysicien exclusif ? » (37) .

C’est à l’ignorance et la mauvaise foi qu’il attribue cette confusion opérée à son égard entre les rôles du philosophe et celui du législateur, dont il défend l’originalité dans leur complémentarité même. Il ressort de cette nouvelle expérience politique avec une certaine amertume: « Voulez-vous vivre dans la mémoire des hommes, obtenir leur considération, leur estime, etc. Ne songez pas à les servir sur la périlleuse route de la vérité, ne vous occupez que de leur plaire ». Il attribue cette duperie généralisée à l’absence de « bonté morale » dans le portrait saisissant qu’il trace de ceux qui l’entourent et le flattent pendant la période thermidorienne:

« Je déteste la société parce qu'on n'y croit pas à la bonté morale. Si l'on parle de mesures qui ont du succès, de quelque intrigue habile, de quelque projet momentanément applaudi, ils vous regardent avec un air fin et d'intelligence. Ils vous louent presque, et vous caressent comme voulant mériter auprès de vous d'entrer en participation de l'habile dessein qu'ils vous supposent. Ils croient à votre infamie parce qu'eux s'en revêtiraient comme d'un honneur. C'est de leur part, moitié immoralité, moitié ignorance. ... Les hommes, je le répète, ne croient ni à la probité, ni à la bonté morale. Tout esprit public leur est étranger. Ils se partagent en coteries d'intrigants, complices de quelque lâcheté, ou d'une suite de lâchetés distinctive de chaque société. .... Ils se sont jamais approchés de moi qu'avec l'intention et l'espoir de me tromper. Comment se fait-il que leur ayant toujours parlé le langage de la vérité, et en ce sens, ayant toujours été complètement dupe, j'ai pourtant échappé si souvent à leurs pièges ? C'est qu'ils n'ont jamais cru que ma réponse fut celle que je devais ou voulais faire. Ils ne m'ont jamais attendu que sur un chemin différent de ce que j’annonçais, ils m'ont trompé en mentant, je leur ai rendu sans le vouloir en disant vrai. » (38) .

En disant vrai dans toutes les circonstances, sauf pendant la terreur où il s’oblige au silence, Sieyès s’efforce de résister à la duperie des autres dans le but de conserver sa propre intégrité morale, sa conviction hautement rationnelle de l’existence actuelle du meilleur ordre social possible, donc d’un bonheur possible. Il met en avant la capacité humaine à prendre des décisions rationnelles en fonction d’une fin. Il réfute, pour reprendre les termes de Davidson et d’Habermas, toute faiblesse de la volonté, toute indétermination cognitive du jugement par rapport aux principes moraux et toute incertitude motivationnelle quant à l’action guidée par les principes (39) .

Faut-il en conclure que nous sommes ainsi confronté à un sujet maître d’une méthode analytique qui se limite à déplorer la mauvaise foi des autres ? Certes, non.

L’examen attentif de sa Notice sur la vie de Sieyès, rédigée anonymement à la troisième personne (40), permet de préciser plus avant les obstacles auxquels Sieyès se heurte dans sa « conduite constante, rectiligne et uniforme ». Il y trace en effet un portrait de « l’esprit d’intrigue » qui nous fait passer de « l’estime de soi », dans le respect de l’intérêt des autres, au « machiavélisme » de ceux qui « prennent les limites de leur individu pour celles de la nature humaine ». Il s’en prend donc aux « gens du monde » qui confondent les effets de la raison avec les motivations de leur intérêt individuel, qui, adeptes des seuls « moyens de l’intrigue » sont ignorants et incrédules face au questionnement des « chercheurs de vérité ».

Ces intrigants abandonnent ainsi leur libre arbitre et ne peuvent donc être justes. Soit ils caressent, louent « l’homme juste par excellence » - présentement Sieyès - en le qualifiant de « propagateur éclairé des vrais principes » pour le rendre dupe de leurs intentions, soit ils le traitent d’ « aristocrates » dans leur volonté de substituer à l’envie d’autrui leur seul désir. Ainsi ils dupent les autres sur les intérêts de la nation en les faisant confondre avec leurs propres intérêts, ils se dupent eux-mêmes en se cachant leur ignorance du véritable art social, et ils veulent enfin que les autres soient dupes d’eux-mêmes en les incitant à entrer dans leur jeu.

Sieyès en conclut que, parlant le langage de la vérité face à l’intrigue, il est conscient de danger d’être dupe de lui-même puisqu’il sait que les intrigants s’efforceront toujours soit de le considérer à tort comme l’un des leurs, soit de l’exclure du débat. Cependant, il demeure constant sur sa ligne de conduite, il répond à « la mauvais foi » de « l’esprit de faction » par la constance de la figure du législateur-philosophe pris dans le recherche du juste, au titre de sa passion exclusive du vrai.

Au « parlage oblique » de la société mondaine, qui relève d’un « jeu assez piquant quoique de mauvaise foi » où se combinent « une multiplicité de petits intérêts croisés » et de « petites affections cachées », Sieyès oppose « une manière de voir » qui récuse tout « art de dissimuler ses opinions » et promeut ainsi l’art social comme art de trouver les moyens adéquats à la réalisation du bonheur de l’homme.

Ainsi, Sieyès récuse bien toute faiblesse de la volonté, tout jugement non conforme à l’intentionnalité du « véritable métaphysicien politique » qu’il veut être, donc il ne reconnaît d’autre recherche que celle de la meilleure action possible. Cependant il ne peut faire l’impasse, sur l’inconstance et le manque de sympathie, selon lui, de ceux ou celles qui l’entourent à la Convention et qui suscitent à son égard toutes sortes d’inférences fallacieuses. Pris entre le « langage de l’intérêt » des hommes et « la finesse et la dissimulation » des femmes (41), Sieyès éprouve alors un perpétuel sentiment d’inquiétude, mais qui tend en fin de compte à renforcer sa détermination intellectuelle. Cette inquiétude s’inscrit, nous semble-t-il, dans la lignée de Leibniz, du fait qu’il reconnaît l’existence dans l’individu de perceptions confuses et non aperçues, donc sans valeur représentative, issues de ce principe d’activité, sentiment fondamental éprouvé par l’homme, que nous allons voir au fondement de la formation du moi. Les hommes, dupes de leur propre jeu, se laissent guider, avec l’aide des femmes, par des affections qu’ils sont incapables de contrôler rationnellement.

Vingt cinq ans plus tard, dans une discussion avec le philosophe allemand Wilhelm von Humboldt (42), il précise que l’homme est confronté en permanence à une « obscurité sans fonds » dans la mesure où « il n’y a de moi que l’interrogation » ? A l’égal des philosophes allemands, la métaphysique doit s’intéresser à cette « partie invisible de nous-même », un « Moi véritable », ce quelque chose de signifiant, un « Moi absolu » mais ne peut le connaître, en appréhender la signification du fait de sa position « hors des phénomènes ».

L’exil : à la recherche de l’unité du moi

Reste à apprécier ce qu’il en est de notre propos, et dans la comparaison avec Rousseau, de l’exil. Sieyès connaît l’exil à partir de son départ pour Bruxelles en 1815, où il demeure jusqu’en 1830. De cette période, sur laquelle nous avons mené une réflexion spécifique (43), nous conservons de nombreux manuscrits philosophiques inédits. Nous avons commencé à les publier (44), et le dernier en date que nous avons publié (45), le manuscrit sur Volonté-liberté n’est pas indifférent à notre présent propos.

Dans ce manuscrit, Sieyès précise que l’acte de dire « je suis libre » propre à la volonté s’appuie sur le sentiment de pouvoir agir, donc sur le sentiment du moi d’être libre. L’homme peut donc agir en toute liberté de lui-même : cet acte est la condition de sa liberté. Et cet acte ne se confond pas avec l’intelligence de sa liberté, c’est-à-dire la capacité à en parler, car « l’intelligence ne fait rien à l’acte » selon la formule de Sieyès. Ainsi « Je est libre et non la volonté » dans la mesure où le fait de la liberté est dans l’action, donc antérieur à la volonté. Apparaît ainsi un « moi spectateur » apte à « juger un autre homme libre » par rapport à ses actes qui ne se confond pas avec la « liberté d’agir » du moi, « ensemble de sentiment instinctif de pouvoir et de cognition de position ».

Face à l’état posé de liberté dans le désir humain, la volonté est alors « le produit d’une combinaison dont les principes constituants sont le besoin, l’intérêt, les motifs, les passions, etc. ». La volonté est à la fois la résultante de l’acte de liberté propre au sujet et le propre de ce qui se dit de cet acte, elle correspond à l’affirmation d’être libre, donc elle constitue la combinaison la plus élevée de l’intelligence tout en demeurant au plus près de l’intérêt et des passions. Il convient donc d’avoir la maîtrise de « l’atelier » où s’effectue cette combinaison, en l’occurrence les corps et institutions organiques, de l’homme à la société. Ainsi de l’accord, de l’harmonie entre l’acte de liberté et la volonté ressort la vraie liberté. Cependant la liberté, « force de création » en tant que phénomène réel à l’exemple de tout autre fait, a toujours la possibilité de se passer de l’accord de la volonté au risque, faute d’être dite, d’errer, de « rompre l’harmonie générale », contribuant ainsi à laisser faire l’arbitraire au détriment de l’ordre.

Qu’en est-il alors du moi ? Nous avons précédemment noté (46) que l’unité du moi est définie, dans ses derniers manuscrits, à la manière de Leibniz : elle est un rapport d’entr’expression entre une multitude de mois, elle concilie la pluralité du réel et l’unité du vrai, elle exprime à la fois des points de vue et une totalité. Les mois qui la compose sont autant de « points métaphysiques » (Leibniz), de « moi voulant, moi sentant, moi affecté de douleur ou de plaisir, moi se souvenant, moi jugeant, etc. » (Sieyès), véritables expressions des forces simples, vitales. Sieyès réfute donc la croyance sur l’existence d’un « moi unique », dans le cadre d’une « action unique ». Il n’existe qu’une unité du moi dans l’ensemble humain, donc « une unité de système ou plutôt harmonie générale » à l’encontre de tout « système unique » de « tout centre unique ». Et Sieyès d’ajouter : « Là où il y concours de pouvoirs, équilibre admirable. C’est une république fédérée et non une monarchie » (47) . « Je perçois, je juge, j’imagine, je veux, je remue, etc. » sont ainsi autant de points réels, de principes de vie : sans vraiment s’entendre, ils « correspondent entre eux », se rencontrent aux passages particuliers qui marquent la naissance et la mort des touts individuels. Le système de « l’harmonie générale », à proximité de « l’harmonie préétablie » (Leibniz), exprime une telle convergence des points de vue dans une totalité, et permet à la conscience intellectuelle de se déployer avec le plus de clarté possible.

En fin de compte, ce que nous apporte l’investigation autour du concept de duperie de soi, saisi ici tout particulièrement dans le contexte de la pensée des Lumières, Lumières tardives incluses, c’est un point de vue critique sur le fait de considérer la société dans ses seules déterminations rationnelles. De manière commune, les philosophes théoriciens de la société civile et de son principe rationnel à la base de l’entendement, jusnaturalisme inclus, et les historiens penseurs d’une société des salons issue d’une procédure communicationnelle rationnelle minimisent les capacités cognitives d’observation des acteurs en matière de rapports sociaux, et tout particulièrement la part de leur jugement dans leurs émotions et leurs passions.

Ainsi, comme l’a bien montré Bruno Bernardi (48), les conditions de la généralisation des volontés particulières par la volonté générale, au titre du processus de formation de l’intérêt commun qui s’y concrétise, ne sont pas purement rationnelles. Elles relèvent du pouvoir de connaître dont chaque homme est imprégné, ce qui est le propre de la dimension cognitive de la volonté générale, et donc d’un intérêt particulier irréductible à un acte de l’entendement dans la mesure où il renvoie à ce qui importe avant tout à notre être, une sorte de principe immanent à notre être moral. C’est pourquoi, en fin de compte, si l’on considère que le concept rousseauiste de lumières publiques ne se limite pas à l’héritage des philosophes de son siècle, il importe de considérer, à défaut d’une généralisation harmonieuse et immédiate des volontés particulières sur la base de la rationalité naturelle, la proposition rousseauiste suivante : la nécessité de mettre en place un art politique de la persuasion détenu par le législateur, singularisé par sa présence au sein d’un artefact politique propre à la pratique délibérative.

Face au mécanisme de la duperie de soi, qui renvoie le dominé à un processus de repli sur lui-même et le dominant à un propension à surévaluer son pouvoir, la figure du législateur procède d’une économie discursive spécifique qui produit un maximum d’effets avec un minimum de moyens, en faisant jouer sa capacité propre à la généralisation alors que le pouvoir de généraliser n’est pas encore le produit des volontés particulières. Comme nous l’avions montré à propos de Robespierre et des Jacobins, c’est le législateur qui exprime les « langues populaires » dans un savoir politique, et c’est à ce titre qu’il peur persuader sans convaincre, et instituer par là même un « langage de vérité » dans une « communication directe avec le peuple " (49).

Notes



(1) Les figures de l’homme trompé, Paris, PUF, 2010. Voir aussi sous sa direction, Figures de la duperie de soi, Paris, Kimé, 2001

(2) Cela tient au fait qu'en cas de duperie, la connaissance stable devient impossible. Donc l'enjeu de l'investigation d'un tel concept "est de comprendre pourquoi il peut y avoir une connaissance portant sur l'inexact et l'opaque, même si, en se conformant à son objet, ce savoir lui-même ne peut être que probable", id., p. 14

(3) Jean-Jacques Rousseau en 78 lettres, un parcours intellectuel et humain, présentation de Raymond Trousson, Paris, Editions Sulliver, 2010.

(4) De notre ouvrage sur Sieyès et l’ordre de la langue, Paris, Kimé, 2002 à notre ouvrage à paraître sur Sieyès. Une ontologie sociale de l’esprit politique. Voir également le dossier Sieyès sur Revolution.francaise.net

(5) Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.

(6) L’Esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 2006.

(7) Les figures de l'homme trompé, op. cit., p. 179 et svtes. Voir également son ouvrage Immanence et finitude chez Spinoza. Etudes sur l'idée de constitution dans l'Ethique, Paris, Kimé, 1999. Et sous sa direction, Ecritures de l’exil, Paris, L’Harmattan, 2006.

(8) Les figures de l’homme trompé, op. cit., p. 183.

(9) Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 2ème édition, 1996.

(10) Jean-Jacques Rousseau en 78 lettres, un parcours intellectuel et humain, op. cit, p. 152.

(11) Rousseau et les philosophes, sous la dir. de Michael O’Dean, Voltaire Foundation, Oxford 2010.

(12) Caroline L. Mineau, « La fiction de l’autre dans le portrait de soi : le rôle des figures de Grimm, de Diderot et d’Holbach dans Les Confessions », Id. , p. 131.

(13) Paris, Gallimard, 1971 , p. 315.

(14) Catherine Volpilhac, « Tais-toi Jean-Jacques… D’Emile aux Dialogues », in Rousseau et les philosophes, op. cit.

(15) Jean-Jacques Rousseau en 78 lettres, un parcours intellectuel et humain, op. cit., p. 164 et 216.

(16) Jean-François Perrin, « L’art de ces Messieurs : Rousseau et la question herméneutique ». Rousseau et les philosophes, op. cit.

(17) James Swenson, « Du matérialisme chez Rousseau », ibid.

(18) Huitième promenade, O.C. , Tome 1, Gallimard/Pléiade, p. 1078.

(19) Jean-Jacques Rousseau en 78 lettres, un parcours intellectuel et humain, op. cit. , p. 263.

(20) Id. , p. 222.

(21) Les circulations dans l’Europe moderne (XVIIème-XVIIIème siècle), Paris, 2010, chapitre XI, Voltaire et Rousseau voyageurs.

(22) Id., p. 763.

(23) Correspondance complète, Genève-Oxford, 1965-1999.

(24) Id. , p. 785.

(25) Diderot, Folio-Gallimard, 2008.

(26) Le genou de Jacques. Singularité et théorie du moi dans l’œuvre de Diderot, Paris, Hermann, 2010.

(27) Franck Salaün, Hume. L’identité personnelle, Paris, PUF, 2003. Voir aussi l’intervention de Ion Vezeanu sur « David Hume et la fiction de l’identité » dans L’invention philosophique humienne, sous la dir. de Philippe Saltel, collection « Recherches sur la philosophie et le langage, Université Pierre Mendès France, 2009

(28) Voir sur ce point le chapitre II de notre ouvrage L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998.

(29) Oeuvres de Sieyès, tome I, Paris, Edhis, reprint 1989. , d. 3, p.1.

(30) Nous avons précisé ce point dans notre ouvrage sur Sieyès et l’ordre de la langue, Paris, Kimé, 2002.

(31) Pasquale Pasquino, Sieyès et l’invention de la constitution en France, Paris, Editons Odile Jacob, 1998.

(32) Voir sur ce point notre étude, en collaboration avec Sonia Branca, « De ‘société’ à ‘socialisme’ (Sieyès): l’invention néologique et son contexte discursif. Essai de colinguisme appliqué », Langage & Société, N°83/84, mars-juin 1988.

(33) Voir notre étude « Sieyès et le non-dit de la sociologie : du mot à la chose ». Revue d’histoire des sciences humaines, Naissance de la science sociale (1750-1850), 2006, 15.

(34) Notice sur la vie de Sieyès, Oeuvres, op. cit. , tome 3, d. 40, en particulier page 45 et suivantes.

(35) Le Grand cahier métaphysique, transcrit, présenté et annoté par nos soins, Des Manuscrits de Sieyès (1773-1799), sous la direction de Christine fauré, Paris, Champion, vol. 1, p. 97.

(36) Voir sur ce point notre étude, « Sieyès et Condorcet, une amitié intellectuelle », Condorcet, homme des Lumières et de la Révolution, A.M. Chouillet et P. Crepel eds, Fontenay, ENSéditions, 1997.

(37) Des Manuscrits de Sieyès, op. cit., p. 479.

(38) Id., p. 443.

(39) Donald Davidson, « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? », Actions et événements, Paris, PUF, 1993; Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, en particulier page 132.

(40) Sieyès ajoute à l’annotation « Si quelqu’un veut reconnaître l’auteur » une incise, « ce qui ne sera pas bien difficile », Notice.., op. cit. Ainsi il ne cherche pas à se dissimuler derrière un auteur anonyme, mais il utilise ce procédé littéraire pour mieux mettre en valeurs les caractéristiques morales du « nom de Sieyès » comme nous l’avons montré dans notre étude, « Un nom propre en politique: Sieyès », Mots N°63, juillet 2000.

(41) Voir notre étude « Sieyès, la vérité et les femmes », Annales Historiques de la Révolution française, N°306, octobre-décembre 1996.

(42) Voir sur ce point notre étude, « Sieyès et la métaphysique allemande », Annales historiques de la Révolution française, N°317, 3-1999 où se trouve en annexe la traduction de la conversation entre ces deux philosophes, dont nous avons extrait les éléments cités qui suivent.

(43) Voir notre étude « Sieyès métaphysicien. Une philosophie en exil », in Ecritures de l’exil, sous la dir. de A. Giovannoni, Paris L’Harmattan, 2006, p. 149-192.

(44) Dans le tome II Des Manuscrits de Sieyès, sous la direction de Christine Fauré, Paris, Champion, 2007.

(45) Dans le numéro 33, 2011, de la Revue française d’histoire des idées politiques, sous la dir. de Pierre-Yves Quiviger.

(46) Voir notre étude, « Sieyès métaphysicien. Une philosophie en exil », op. cit. p. 190.

(47) Manuscrit sur l’ Analyse des actes concourant à la cognition. La question du moi est également abordée dans un feuillet intitulé Rapports du cerveau avec les sentiments intérieurs Le moi sentant, le moi senti, inséré dans l’ensemble intitulé Point central du système humain, où Sieyès récuse la confusion entre « le point central », sous la forme du moi, et « un point physique, réel », le considérant plutôt comme une « véritable abstraction », donc « un rapport plus ou moins composé », qui interdit de confondre, là encore, « unité du système » et « centre unique ». Peut-être cette conception du moi, présentée dans des manuscrits rédigés en premier dans la masse des derniers textes, joue un rôle transitoire dans la mise en place d’une « pure métaphysique ».



(48) La fabrique des concepts : recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, 2006 et Le principe d’obligation : sur une aporie de la modernité politique, Paris, 2007.

(49) Nous avons analysé ce processus discursif, à propos de Robespierre législateur en 1792, dans « Le langage du Contrat social. Première institution du savoir politique jacobin. La question du langage politique légitime (Rousseau/Robespierre) », in Peuple et pouvoir. Essais de lexicologie, sous la dir. de Michel Glatigny et Jacques Guilhaumou, Presses Universitaires de Lille, 1981.