Il est tout à fait pertinent que ce soit dans la capitale allemande que nous avons tenu nos assises. Tout le monde sait que le premier ouvrage d’analyse générale sur Haïti a été celui de Louis Gentil Tip­penhauer, Die Insel Haiti, publié à Leipzig chez Brockhaus en 1893. La Révolution haïtienne a été évoquée par des écrivains allemands tels Heinrich von Kleist, Anna Seghers, Hubert Fichte et Hans Christoph Buch. Moreau de Saint-Méry nous apprend que, vers le milieu du XVIIIe siècle, plusieurs familles allemandes s’installèrent près de Bombardopolis. Des soldats allemands du corps expéditionnaire du général Leclerc refusèrent, comme leurs camarades polonais, de con-tribuer au rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, et allèrent rejoindre les insurgés. Leurs descendants occupent encore les terres que Dessalines leur attribua dans la région de Fonds des Blancs. Comme on sait, une importante colonie allemande régnait sur le commerce d’import-export à Port-au-Prince au XIXe et au début du XXe siècles. La littérature haïtienne de l’époque évoque ces commerçants aux noms typiquement germaniques comme Karl-Moritz, Schlieden, Zerbst ou Glüten chez Fernand Hibbert ou encore, chez Frédéric Marcelin, comme Winkmann, Otto Schewner ou Manken Piss. Ces romanciers ne tarissaient pas de sarcasme envers les dames haïtiennes qui, ayant épousé des Allemands afin d’«améliorer la race» de leur descendance, se proclamaient orgueilleusement: «nous autres, dames allemandes». Les Allemands étaient en effet considérés comme des maris nettement plus débonnaires et malléables que les Français, ainsi que le proclame une jeune fille de la bonne société dans le roman de Frédéric Marcelin Thémistocle Épaminondas Labasterre: «Moi, je dis: rien que l’Allemand. L’Allemand, c’est le mari pétri pour nous! Le Français, bon, au plus pour un flirt...»

Le volume présenté, qui réunit la majorité des contributions au colloque – avec l’absence regrettable des participants haïtiens qui, pour des raisons diverses, ne se sont pas vus en mesure de nous faire parvenir un manuscrit élaboré –, offre l’occasion de revenir sur un certain nombre de débats qui ont été refoulés ces derniers temps, comme la question du statut de la Révolution aujourd’hui et de son lien avec la problématique de la modernité, la question de la constitution de l’État-nation et du postcolonialisme, le rôle des intellectuels et des élites. La longue histoire du premier pays indépendant du dit Tiers Monde fait souvent oublier le rôle qu’il a joué dans l’histoire contemporaine et les multiples liens qui le nouent à la modernité occidentale et à l’histoire des peuples opprimés. Placer la Révolution haïtienne dans le contexte actuel exige une double généalogie. Premièrement, celle de ces rapports à l’Europe, à l’aventure impériale dans les Amé-riques; aventure qui a débouché sur la première globalisation atlantique avec ses multiples conséquences : grands flux migratoires, processus complexe de diasporisation et de créolisation. Deuxièmement, en tant que premier État postcolonial du Tiers Monde, Haïti constitue un paradigme central des débats sur le postcolonialisme et un représentant important de l’Atlantique Noire.

Aussi notre propos n’a-t-il pas été seulement de discuter d’un sujet précis, la Révolution haïtienne dans ses différents aspects, mais aussi de faire dialoguer, sur la réalité haïtienne dans sa diversité, des spécialistes venus de plusieurs horizons géographiques et intellectuels. L’approche interdisciplinaire des contributions comprend, outre des analyses historiques des événements de la Révolution, des études sur la situation sociale avant et après la Révolution, sur ses effets sur la région de la Caraïbe et certains pays latino-américains et européens, sur la France et l’Allemagne de l’époque. Plusieurs articles traitent également de ses reflets dans les publications d’ordre philosophique et littéraire, d’auteurs haïtiens, antillais, dominicains ou bien allemands.

À parcourir la liste des sujets traités, on constate que le volume proposé ne peut manquer d’intéresser des publics très variés: les historiens de la Révolution française consulteront avec profit les articles de Florence Gauthier sur l’alliance des révolutionnaires des deux côtés de l’Atlantique; de Caroline Crouin sur la réception du décret d’abolition de l’esclavage auprès des sociétés populaires en France; et de François Blancpain sur le mouvement abolitionniste en France et les deux abolitions. Différents aspects de l’histoire d’Haïti sont traités par Léon-François Hoffmann, qui se demande si, apparent paradoxe, l’haïtienne fut bien une révolution; et par Oliver Gliech qui traite des origines sociales de cette révolution et des clivages profonds au sein du secteur blanc. Nous nous sommes penchés tout spéciale-ment sur les répercussions de la Révolution haïtienne à l’étranger: Hans-Joachim König a brossé un large panorama qui concerne l’en-semble de l’Amérique espagnole; Ineke Phaf-Rheinberger évoque des tentatives de rébellion au Venezuela et à Curaçao inspirées par la Révolution haïtienne; Rita de Maeseneer a centré son exposé sur l’autre moitié de l’île, la République dominicaine, et l’œuvre de Carlos Esteban Deive; Frauke Gewecke s’est penchée sur les Antilles françaises, et plus particulièrement sur l’œuvre de Césaire, Glissant et Maximin. Outre les communications déjà mentionnées qui intéressent peu ou prou différentes visions littéraires nationales, il faut signaler celles d’Ulrich Fleischmann sur les textes «fondateurs» de la Nation et les premiers mouvements littéraires haïtiens; d’Alex-Louise Tesson-neau sur la littérature «jaune» ou «mulâtre» de l’époque d’Henri Christophe jugée par Gustave d’Alaux et la Revue des Deux Mondes; de Marie-José Nzengou-Tayo et Brigitte Kleine qui toutes deux s’interrogent sur la relation des romancières haïtiennes avec la Révolution et l’histoire coloniale saint-domingoise; de Helmtrud Rumpf qui constate pour la «reine» amérindienne Anacaona une certaine continuité comme lien imaginaire et mythique entre un présent conflictuel et un passé idéalisé ou inventé. La perspective particulière allemande est représentée, du côté des historiens, par Pascale Berloquin-Chassany et son exploration de la présence des Allemands en Haïti avant la première Guerre Mondiale; et, du côté des littéraires, par Annedore M. Cruz Benedetti et son analyse du drame peu connu de Heiner Müller, Der Auftrag. Erinnerungen an eine Revolution («The Mission. Memories of a Revolution»). S’y ajoute un texte du regretté Yves Bénot qui, déjà malade, n’a pu assister au congrès: «Haïti et la Revue encyclopédique». Il nous semble que, par leur éclectisme voulu, les contributions de ce volume font non seulement progresser la science, mais indiquent de surcroît aux chercheurs des directions de recherche originales et fructueuses pour un événement historique dont l’importance n’est toujours pas estimée à sa juste valeur.

Table des matières

- Introduction

- Léon-François Hoffmann : L’haïtienne fut-elle une révolution ?

- Florence Gauthier : La Révolution de Saint-Domingue ou la conquête de l’égalité de l’épiderme (1789-1804)

- Oliver Gliech : L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue et l’effondrement du pouvoir blanc. Réflexions sur les causes sociales d’une «révolution impensable» (1789-1792)

- François Blancpain : Les abolitions de l’esclavage dans les colonies françaises (1793-1794 et 1848)

- Caroline Crouin : Les sans-culottes félicitent la Convention nationale d’avoir aboli l’esclavage dans les colonies

- Yves Bénot : Haïti et la Revue encyclopédique

- Hans-Joachim König: Acerca del impacto ambivalente de la revolución haitiana sobre las revoluciones de América Latina

- Ineke Phaf-Rheinberger : L’impossibilité d’une Révolution caraïbéenne: Curaçao et Venezuela (1795-1817)

- Pascale Berloquin-Chassany : Un fossé à dimension variable: la vision française des relations haïtiano-allemandes (1890-1910)

- Ulrich Fleischmann : L’histoire de la fondation de la Nation haïtienne: mythes et abus politiques

- Alex-Louise Tessonneau : Dupré et la littérature jaune en Haïti sous Henri Christophe

- Marie-José Nzengou-Tayo : Les écrivaines haïtiennes et la Révolution de Saint-Domingue: La danse sur le volcan de Marie Vieux-Chauvet et La deuxième mort de Toussaint-Louverture de Fabienne Pasquet

- Brigitte Kleine : Bonjour et adieu à la Révolution. Le déclin d’un mythe fondateur dans la littérature haïtienne d’aujourd’hui

- Helmtrud Rumpf : Le personnage d’Anacaona dans l’imaginaire collectif en Haïti

- Rita De Maeseneer : La Révolution haïtienne et l’autre moitié de l’île: Viento negro, bosque del Caimán (2002) de Carlos Esteban Deive

- Frauke Gewecke : Les Antilles face à la Révolution haïtienne: Césaire, Glissant, Maximin

- Annedore M. Cruz Benedetti : Client and Contractor as Protagonists of Revolution. Reflections on Heiner Müller’s Drama : Der Auftrag. Erinnerungen an eine Revolution («The Mission. Memories of a Revolution»)