Le concept moderne d'histoire

1. Posons pour commencer la formule suivante : l'Histoire fut précisément la (ou l'une des) préhistoire(s) du XXIe siècle.

On pensera peut-être que c'est là bien mal commencer pour qui veut éviter les lieux communs : dire qu'aujourd'hui l'espoir dans le « Progrès » a vécu, voilà qui devient assurément, par les temps qui courent, un véritable truisme. Pourtant, il semble qu'on peut conférer plus de substance qu'il n'y paraît à ladite formule.

Ce qu'elle signifie plus précisément, c'est, en effet, que l'Histoire, entendue comme processus absolument irréversible, potentiellement mondial et peut-être indéfini, a constitué un objet de croyance auquel nous ne croyons plus. Or une telle hypothèse présente de l’intérêt pour autant qu’elle engage plus de difficultés, et de difficultés fécondes, qu'elle n'en résout. Difficultés que l'on peut organiser dans deux directions distinctes.

D'une part, il faudrait préliminairement s'interroger sur le statut paradoxal de cet énoncé : l'Histoire est la préhistoire de notre présent. Ne doit-on pas voir une sorte de bluff dans ce qui se présente ainsi comme un simple constat dont la vérité ne prêterait par elle-même aucune prise à la critique ? Et ce alors même que cet énoncé serait à l'évidence, comme dirait Putnam, auto-réfutant : affirmer ainsi que notre présent est postérieur à l'Histoire, c'est continuer de présupposer ce dont on affirme simultanément la fin, à savoir l'Histoire (2). A vrai dire, il faut aussitôt répondre, en jouant sur la majuscule, que l'histoire dans laquelle on a cru en l'Histoire n'est pas celle-ci. En effet, le temps dans lequel on a cru en un processus absolument irréversible... etc. n'est lui-même pas un tel processus, mais une succession discontinue d'époques se caractérisant par des objets dominants de croyance. On aura reconnu là le ressort des tentatives dites « post-modernes » pour jeter l'eau du bain sans le bébé, en l'occurrence, la téléologie sans l'histoire. Mais on ne peut s'en tenir là car cette riposte ouvre à de nouvelles interrogations, parmi lesquelles : qu'est-ce donc qu'un objet dominant de croyance ? Et peut-on se représenter l'histoire comme scandée par l'apparition et la disparition aléatoires de tels objets sans, malgré tout, demeurer tributaire d'une sorte d'historicisme dogmatique auquel il faudrait à son tour objecter qu'il a fait son temps ? Voilà donc une première piste qui a été explorée ailleurs plus avant (3).

Et en voici maintenant une seconde. A supposer que l'on accorde l'hypothèse ainsi engagée, il en résulte aussitôt une série de questions qui renouvellent sensiblement l'histoire des philosophies de l'Histoire. Dès lors, en effet, que l'on ne croit plus en cette dernière, on se trouve en mesure de réaliser, contre Strauss lui-même, le projet straussien d'une « compréhension non historiciste de l'historicisme » (4), c'est-à-dire qu'on cesse de penser que l'histoire de la croyance en l'Histoire fut elle-même un processus irréversible (triomphal ou catastrophique). On doit alors se demander à nouveaux frais pourquoi et quand au juste on y a cru, pourquoi et quand au juste on a cessé d'y croire, et en quels sens a eu lieu cette croyance qui ne fut pas de l'ordre d'un « processus ». C'est en ce point qu'une histoire comparée ou, si l'on préfère, différentielle, des philosophies de l'Histoire devient à la fois pensable et nécessaire ; c'est-à-dire avant tout une histoire non germanocentrique qui cesse de présupposer que les « vraies » philosophies de l'histoire furent allemandes. Cela ne signifiant nullement, faut-il le préciser, que les philosophies allemandes de l'Histoire seraient indignes d'intérêt. On en trouvera plus loin les prémisses (5).

2. Comment a-t-on cru en l'Histoire ? C'est là une question à laquelle on peut aussi tenter de répondre tout autrement, sur un mode bien plus formel en demandant: quelles furent donc ce qu'on pourrait appeler les hypothèques a priori du concept moderne d'histoire ? Or il semble qu'on peut les répartir comme autant de variables liées en ce qu'on appelle usuellement une « problématique ».

a) L'hypothèque du sujet de l'histoire dont l'expression même revient à Droysen avant de rayonner sur toute la philosophie marxiste du XXe siècle et de rejaillir rétrospectivement sur notre perception des classiques (6) : qui (s')effectue donc (dans) ce processus ? L'humanité, L'esprit humain, l'Esprit tout court, la « Geschichte an sich », le Marché mondial...?

b) L'hypothèque de la fin de l'Histoire qui se dédouble dans la question du but — vers quoi tend l'Histoire? Décrit-elle une trajectoire « ascendante » ou « régressive » ? — et dans la question du terme — la perfectibilité est-elle « indéfinie » et, si oui, en quel sens au juste ?

c) L'hypothèque de l'historicité de l'Histoire : comment s'effectue le processus? Il est sans doute plus difficile ici de prétendre répertorier exhaustivement les difficultés, mais on peut risquer le classement suivant. Problème de la téléologie du processus tout d'abord car il faudrait bien sûr s'assurer que le « but » de celui-ci en soit un »: c'est, on s'en souvient, ce qu'avait tranché fameusement Althusser en invoquant un « procès sans Sujet, ni Fin(s) » (7). Problème ensuite de l'homogénéité dudit processus qu'avait d'entrée de jeu formulé avec la plus grande justesse F. Schlegel dans sa critique de Condorcet : « Le problème spécifique de l'histoire, c'est l'inégalité des progrès dans les divers secteurs de l'ensemble de la culture humaine, et notamment l'écart important en degrés de la culture intellectuelle et de la culture morale (...) » (8). Problème enfin de la continuité que l'on pourrait formuler ainsi : ce même processus peut-il s'effectuer sans catastrophe ? L'évolution n'est-elle pas le nom de cette possibilité ? Et la révolution n'est-elle pas alors le nom de la catastrophe en même temps qu'elle change de nature puisque, favorisant le déroulement du procès, elle ne peut plus être comprise sur le modèle astronomique ?

3. Evolution versus Révolution : telle est bien l'antinomie qui, de fait, se rencontre sans cesse dans les analyses allemandes de la Révolution française datant des années 1790-1800. Et je voudrais maintenant m'y attarder pour deux raisons bien distinctes. La première, c'est qu'elle déborde largement cette conjoncture : inscrite dans le concept moderne d'Histoire, elle s'en déduit analytiquement, ce qui signifie qu'on ne pourra jamais admettre ce concept sans avoir à choisir entre les deux options. Qu'on pense à l'insulte que représentait, il n'y pas encore si longtemps, la qualification de « réformiste ». La seconde, c'est, au contraire, qu'inscrite au coeur de cette conjoncture, elle est certainement un élément central de la réfraction allemande de la Révolution française. L'auteur de ces lignes n'a pas autorité pour valider les propos d'Horst Günther selon qui « les Allemands ont des problèmes avec la Révolution, et ils n'ont pas très bonne conscience à l'égard de la France » (9) et il tendrait à penser que, de leur côté, les Français ont un (gros) problème avec leur propre Révolution, qui n'est décidément pas finie chez eux, et dont ils tendent à surestimer l'importance chez les autres. Mais, quoi qu'il en soit, il ne peut être tout à fait inutile de revenir sur cette frontière culturelle et de cheminer quelques instants sur sa crête instable.



La Révolution Française et l'évolution allemande

Avant de nous arrêter sur quelques textes significatifs, il est sans doute souhaitable d'en relativiser l'importance. En rappelant d'abord que l'opposition évolution/révolution, parce qu'elle était inscrite dans le concept même d'Histoire, ne fut pas proprement allemande; on la retrouve donc ailleurs et l'on pourra, pour s'en convaincre, lire avec intérêt l'analyse proposée en Angleterre par Godwin dès la première édition de son Enquiry concerning Political Justice (1793; IV,2) (10). Mais, pour la même raison, cette alternative ne se rencontre pas nécessairement chez les analystes allemands de la Révolution française: chez un auteur comme Rehberg, par exemple, dont les Recherches sur la Révolution française (1793), fidèles à Burke, se tiennent en deçà du concept d'Histoire pour autant qu'elles restent rivées aux expériences superposables de la vieille historia magistra vitae — c'est bien d'ailleurs ce que lui reproche Fichte (11) —, on peut opposer à l'aberration française la sagesse de réformes correctement ajustées à la conjoncture, mais pas l'évolution comme effectuation paisible d'un processus.

Néanmoins, il demeure vrai, si l'on suit J. Droz, que la perception dominante de la Révolution française par l'élite intellectuelle prussienne fut celle d'un événement admirable puisqu'il tendait à fonder une constitution authentiquement rationnelle, mais aussi d'un événement violent où un peuple s'employait à exécuter par la force ce que l'administration éclairée de Frédéric II avait su mettre en oeuvre posément (12). En m'arrêtant sur des textes de Herder, Erhard et Kant, je voudrais maintenant montrer que l'alternative révolution/évolution qu'ils manipulent ne se superpose qu'approximativement à ce topos et recouvre des positions bien plus ambiguës qu'il n'y paraît de prime abord.

1. Sans avoir pour ambition de prendre ici exhaustivement en compte les traitements de la Révolution par Herder (13), je voudrais m'en tenir à deux textes de 1792 dont le jeu paraît significatif.

Il s'agit en premier lieu de la huitième et dernière section de la quatrième livraison des Zerstreute Blätter (14). Sous le titre Tithon et Aurora qui renvoie à la légende de Titon à qui Zeus, sur l'instance d'Aurore, avait accordé l'immortalité, mais hélas pas la jeunesse, Herder produit une analyse très construite et tout à fait passionnante dont l'objet est le vieillissement et le rajeunissement des êtres vivants, parmi lesquels il faut compter les organismes collectifs ou personnes politico-morales, « institutions, constitutions, états, corporations » (p.112). En ce qui concerne leur décrépitude, elle signifie in fine un très remarquable décalage entre la survie phénoménale et la mort réelle : l'organisme se présente dans l'expérience, mais il est en fait totalement dépourvu de vie, analogue à ce que Hegel appellera « une existence empirique sans concept » (15), — les religions en donnent de multiples exemples, ainsi du judaïsme ou du catholicisme. Soit dit en passant, et en le soulignant, ce texte est l'un des plus beaux démentis que l'on puisse rêver à tous ceux qui s'obstinent, en toute ignorance, à affirmer que l' « historicisme » signifie la disparition fatale et spontanée de ce qui n'est plus historiquement justifié : précisément, non, il faut encore savoir le discerner et l'abolir, et c'est dans la marge de cet écart que subsiste une normativité qui n'est pas moins normative que celle du jusnaturalisme antérieur.

Or ce décalage, on va le retrouver à l'envers dans le second volet de l'argumentation où il s'agit de se demander comment rajeunissent de tels organismes. Par la « révolution » ? Tout dépend de ce qu'il faut entendre sous ce terme. La révolution, au sens propre, c'est la révolution circulaire dont le modèle est astronomique. Dès lors que l'on descend du ciel sur la terre, cette révolution devient palingénésique: c'est à la fois un cycle et un développement puisque l'organisme, périodiquement, éclôt de nouveau à un degré de maturité supérieur. Le modèle est alors végétal et c'est là ce que Herder préfère appeler « évolution » pour mettre en évidence la continuité de cette Entwicklung. Or, dans un tel processus, il est clair que l'on rencontre des phases de germination sourde où l'organisme paraît mort, mais est en réalité vivant. De cette espèce de révolution-évolution, il faut bien distinguer la révolution barbare, c'est-à-dire les renversements violents de pouvoir qui sont des « bouleversements sans développements /Verwirrungen ohne Entwicklung/ » (p.117). Celles-ci sont évidemment terrifiantes et vaines, mais aussi bien elles tendent à disparaître au fur et à mesure que triomphent la raison et l'équité.

Prodigue en métaphores, Herder ne l'est guère en exemples. Dans le sillage apparent de Burke, il mentionne ici seulement la Glorious Revolution de 1688, pour l'opposer, d'un côté, aux révolutions violentes qui l'ont précédée. Mais il l'oppose encore, d'un autre côté, aux tentatives ineptes de réaction qui ne pouvaient pas l'emporter. On comprend alors que le concept d' « évolution » est avancé sur un double front puisqu'il condamne la violence de Cromwell, mais aussi et surtout les tentatives de restauration catholique de Jacques II. De ce point de vue, il est sans doute significatif que l'évolution soit tout de même une espèce du genre « révolution « et qu'elle doive être mise en oeuvre pour prévenir l'autre espèce — « pour prévenir les bouleversements politiques /um die Staatsumwälzungen zuvorzukommen/ » (p.125). Contre Berkeley qui croyait que l'avenir se trouvait en Amérique, l'Europe se trouvant condamnée au déclin, il faut dire que celle-ci est sur le point de refleurir et mieux vaudrait que ce soit sans obstacles. Nous ne sommes alors plus chez Burke.

Mais tout cela demeure très indirect et si l'on veut savoir ce qu'il faut en conclure quant à la Révolution française, on doit se tourner vers une autre analyse, rédigée, mais non publiée, la même année. Il s'agit des § 16 à 18 de la première version de la première série des Briefe zur Beförderung der Humanität (16). Cette fois, c'est bien de ce qui arrive outre-Rhin qu'il est question et du tableau instructif que cela constitue pour les Allemands. Car Herder écarte abruptement les problèmes de légitimité et de causalité historique. C'est au reste la même métaphore de la Révolution comme spectacle qui ouvrira la Contribution de Fichte en 93 et, lorsque Kant s'en emparera en 98 dans la seconde section du Conflit des facultés, elle constituait déjà un véritable topos _ ce que Foucault ignore, dans son célèbre article "Qu'est-ce que les Lumières ?" (1984), quand il fait de Kant le premier philosophe de l'actualité (17). Mais qui donc, à ce moment-là, ne philosophe pas sur l’actualité, sur l’ « événement » révolutionnaire ?

Or ce qui est tout à fait remarquable dans cette analyse, c'est que Herder n'y fait aucun usage du couple évolution/révolution qu'il propose simultanément dans Tithon et Aurora. Et il ne servirait à rien de dire que, selon la formule consacrée, si les mots ne s'y trouvent pas, l'idée, en revanche, y serait bien présente et tacitement opératoire. Car c'est le contraire qui est vrai : la Révolution française est, en effet, caractérisée ici dans des termes qui déjouent l'alternative. D'un côté, elle est sans doute une révolution effrayante ( « fürchterlich » ou « schauderhaft », p.332) que les Allemands seraient bien mal inspirés de reproduire — mais il faut dire que leur propre situation est tellement lamentable qu'ils pourraient bien aussi en être tentés. D'un autre côté, elle n'est certainement pas une révolution vaine et barbare car elle s'efforce à l'évidence de régénérer ( « Wiedergeburt » , p.342) un organisme dépravé où les philosophes soupiraient depuis déjà longtemps, ce qu'on peut encore appeler « les longs préparatifs de la Providence » . Et elle ne se résume pas du tout à un simple renversement de domination car en elle s'esquissent, bien au contraire, ce qu'on n'avait encore jamais vu: un régime républicain étendu à un grand territoire, une guerre juste et équitable ou une éloquence vivante qui fait du verbe un acte. Au fond, évolution et révolution, elle précipite brutalement un processus de longue durée, c'est une palingénésie violente. Et dans cette éclosion sauvage, mais éclosion quand même, on assiste au surgissement de possibles inédits dont l'on ne sait pas encore s'ils vont devenir réels. Mais qu'ils soient seulement devenus possibles, n'est-ce pas déjà beaucoup ?



2. C'est trois ans plus tard, en 1795, que J.B. Erhard publie Du droit du peuple à faire la Révolution (18). Et c'est au chapitre IV (p.147-149) que l'on voit réapparaître l'alternative évolution/révolution. Elle renvoie bien, comme le titre de l'ouvrage l'indique, à la question du droit, pour un peuple, de recouvrer le pouvoir par la force. Et cette question doit être traitée dans les termes de l'Aufklärung éventuellement différentielle du peuple et de ses élites.

En effet, il faut distinguer trois cas possibles. Le premier serait celui d'une maturation des élites sans équivalent dans le peuple. Mais, justement, ce cas n'est pas réellement possible car le peuple mûrit toujours. En tout homme subsiste une idée du divin. Dans le second cas, au contraire, le peuple progresse plus vite que ses conducteurs, qui ne peuvent donc plus prétendre le conduire. Alors, il a bien le droit de se révolter pour autant que le droit fondamental de l'homme est le droit aux Lumières, ou plutôt le droit de s'éclairer progressivement. Mais il faut à nouveau distinguer deux éventualités : soit le peuple, plus mûr que ses chefs, ne l'est toutefois pas assez pour se conduire lui-même et son entreprise, peut-être légitime, exposera l'Etat tout entier à la conquête du premier prédateur venu; soit il s'empare du pouvoir en toute connaissance des droits de l'homme et nous aurons affaire à une révolution juste et triomphante. Enfin, dans le troisième cas, peuple et élite mûrissent à la même allure. Ils vont alors rencontrer tout naturellement un seuil où tous deux savent à quoi s'en tenir quant aux droits de l'homme. Et, à nouveau, il faut distinguer deux possibilités. Soit l'élite refuse de renoncer à ses privilèges que rien ne justifie plus et le peuple se trouve derechef autorisé à instituer par la force cette égalité qui, puisqu'elle est maintenant de fait, doit s'institutionnaliser juridiquement. Soit, et c'est ici que nous retrouvons enfin l'évolution, les élites concèdent de bonne grâce ce qui ne leur appartient plus en propre. Tout se passe alors pour le mieux : « Heureux est l'Etat où les gens de qualité, avançant de pair avec le peuple dans les lumières, sont constamment assez équitables pour traiter le peuple en proportion de ses lumières, dont ils favorisent eux-mêmes /le progrès/. Dans un tel Etat, ce qui dans d'autres se produit par des révolutions, cela a lieu par une évolution provoquée par la sagesse ».

L'évolution contre la révolution ? Sans nul doute, celle-là est préférable — elle est plus « sage « au sens kantien du terme —, mais enfin il faut souligner que celle-ci est parfaitement légitime, ce qui est beaucoup moins kantien. Et qu'elle est légitime en Allemagne même : l'année précédente, dans l' Appel réitéré à la nation allemande, il était clairement affirmé qu'en terre germanique, le peuple « a désormais appris à connaître ses droits » (p.266). Ce droit de faire la révolution, il en dispose donc, et on serait par conséquent bien avisé de lui rendre la liberté dont il s'apprête légitimement à s'emparer. La singularité d'Erhard tient ainsi d'abord à la radicalité avec laquelle il déclare à la fois possible et juste, voire souhaitable (moins certes qu'une évolution, mais plus qu'un statu quo), une révolution de ce côté-ci du Rhin où l'on ne peut plus alors se percevoir comme un simple spectateur. Mais elle tient aussi à cette autre radicalité avec laquelle il suspend tout entier ce droit à celui de s'éclairer ou mieux, de mûrir en s'éclairant, par conséquent à l'exigence d'un progrès qui contredit dans son principe le vieil argument jusnaturaliste dont on sait comment, depuis les monarchomaques, il justifiait la résistance comme le rétablissement d'une situation antérieure au contrat social. Erhard tranche ainsi ce qui demeurait indécis chez Kant et Fichte en évacuant carrément le contrat social (19). Comment le temps de la Vervollkommnung a ainsi défait celui du Vertrag, c'est là un point capital qui mériterait certainement d'être analysé en soi.



3. Et, last but not least, Kant ? En apparence au moins, il élabore un dispositif réformiste cohérent qui inscrit la révolution dans le jeu de plusieurs antinomies simultanées.

a) Du point de vue du droit, la révolution doit, en effet, s'entendre par opposition au devoir d'obéissance et elle est alors, en tant que rupture de l'état civil, indéfendable.

Mais on peut encore l'évaluer du point de vue de la prudence (de l'opportunité) et, dans ce cas, il faut l'opposer, en premier lieu, à la réforme. Cette dichotomie peut elle-même se décliner sur divers registres: une révolution politique ne peut se substituer à une véritable réforme du mode de penser (20) ; ce n'est pas une révolution externe, mais une réforme graduelle qui doit abolir la distinction des clercs et des laïcs (21) ; et aux révolutions violentes (ou réformes précipitées (22)), il faut assurément préférer les réformes progressives de fond (23). Dans tous ces textes (24), la réforme est valorisée par rapport à la révolution. Et le problème est alors avant tout celui de la continuité ( « allmählich » , « kontinuierlich » ).

Mais on peut encore, en second lieu, toujours du point de vue de la prudence, opposer la révolution à l'évolution. Kant ne le fait qu'une fois (à ma connaissance), dans Le conflit des facultés (section II, § 10). Il faut préférer la seconde à la première pour autant qu'il vaudrait mieux que l'Etat se réforme de lui-même au lieu d'être renversé par le peuple — ou plutôt par la multitude, par la masse. Le problème est alors celui de savoir si le progrès doit s'effectuer par en haut ou par en bas. Il faut le distinguer du précédent : si l'évolution (la réforme par en-haut) est, par hypothèse, toujours continue, la réforme ne procède pas nécessairement par en-haut, on peut concevoir que le peuple puisse mûrir de lui-même et même qu'il ne puisse mûrir que de lui-même.

La note du Projet de paix perpétuelle (Appendice I, Aka, VIII, 373) articule clairement ces deux questions. Kant y oppose d'abord la révolution discontinue à la réforme continue, celle-ci pouvant s'effectuer par en bas ou par en haut: « Ce sont là des lois permissives de la raison qui laissent subsister un état de droit public entaché d'injustice jusqu'à ce que tout soit complètement renversé, soit que les choses aient mûri d'elles-mêmes, soit qu'elles aient été conduites à maturité par des moyens pacifiques /bis zur völligen Umwälzung alles entweder von selbst gereift, oder durch friedliche Mittel der Reife nahe gebracht worden/; (...) » (c'est moi qui souligne) (25). Et le § 8 de la seconde section du Streit der Fakultäten (Aka, VII, 91) articule à son tour ces deux antinomies à la première : parce que le contrat social n'est qu'une pierre de touche, il ne peut autoriser la révolution et il faut exclure tout droit de résistance; mais parce qu'il est tout de même une pierre de touche (26), il oblige (moralement ?) le souverain à réformer à la fois par degrés et par en haut, en prescrivant au peuple des lois libérales « comme un peuple pourvu d’une raison mûre se les prescrirait à lui-même « . Bref, il faut feindre la maturité du peuple pour le faire mûrir — et c'est l'envers exact du sophisme dénoncé dans la Religion (cf. supra, note 24).

b) Toutefois, à bien y regarder, les choses s'embrouillent assez vite. Si l'on revient, en effet, au texte même auquel s'accroche la note de 1795 qui vient d'être citée, on peut constater qu'il justifie, en fait, sinon la Révolution, du moins l'Etat révolutionnaire, et cela doublement. D'abord, parce qu'en fonction du principe selon lequel il faut respecter le pouvoir établi, c'est la contre-révolution elle-même qui est illégitime (27). Ensuite, et cela nous importe plus ici, parce que l'Etat révolutionnaire n'est pas seulement justifié comme Etat, mais encore comme Etat despotique (ou terroriste) : sa situation est telle que, pour se défendre au-dehors, il doit repousser tout réajustement républicain « à une meilleure occasion (zu besserer Zeitgelegenheit) ». De ce point de vue, il faudrait plutôt déclarer : la révolution contre l'évolution ! Pour sauver la révolution, il faut différer l'évolution.

Mais l'on pourrait encore dire, au fond: pas d'évolution sans révolution (préalable) ! En tout cas, c'est là une question centrale si l'on retourne au § 10 de la seconde section du Conflit des facultés. En effet, comment Kant en arrive-t-il au juste à valoriser l'évolution contre la révolution ? Au conditionnel seulement : il serait certes à souhaiter que l'Etat se transforme de lui-même au lieu que ce soit sous la contrainte violente de la masse, mais on ne peut raisonnablement l'espérer. Si la révolution n'est pas souhaitable, l'évolution, par en haut ou par en bas, est franchement impossible. Par en bas, car personne ne veut prendre en charge l'éducation ; par en haut, parce que, comme on sait, nos maîtres sont aussi des hommes. Or cela revient à dire qu'on ne peut transférer en politique le schème théologique de la Wiedergeburt. Du point de vue religieux, en effet, on peut, et on doit, concilier la révolution subite dans le mode de penser et la réforme progressive dans le mode de sentir (28) : la régénération s'effectue d'un coup dans l'intention et graduellement dans les oeuvres. Du point de vue politique, il faudrait qu'il en aille de même et que, d'un coup, le despote se résolve à gouverner le peuple comme s'il était mûr afin que celui-ci puisse mûrir, de fait, continûment. Mais rien n'autorise à parier raisonnablement sur une telle conversion. Comment alors maintenir que le progrès doive s'effectuer « par en haut « ? On sait que c'est en s'aventurant plus haut encore et en se représentant le cours historique des choses comme on doit (soll) se le représenter, c'est-à-dire comme providentiel et contraignant les souverains, au fond, à se comporter eux-mêmes comme s'ils étaient mûrs... Mais c'est alors de nouveau à la théologie qu'il faut revenir, une théologie rationnelle et morale, mais une théologie tout de même qui vient se substituer à celle de la régénération.

On le voit, Herder, Erhard et Kant firent jouer l'antinomie révolution/évolution de telle sorte qu'ils en brouillaient l'axiologie spontanée (l'évolution pacifique contre la révolution violente), mais, dans ce brouillage, il entrait certainement autant d'hésitation spéculative que de prudence rhétorique. On aurait tort de penser qu'ils avaient des positions bien arrêtées par elles-mêmes qu'ils se seraient savamment employées à crypter a posteriori pour égarer la censure. Penser la Révolution dans l'Histoire, cela n'était assurément pas une mince affaire !



La Révolution dans l'histoire, La révolution sans l'histoire

On peut enfin montrer, d'une part, que l'on a pensé l'Histoire avant la Révolution et, d'autre part, que l'on peut aujourd'hui penser la Révolution après l'Histoire



1. C'est sans doute à B. Bourgeois qu'il revient d'avoir formulé avec la plus grande vigueur la thèse selon laquelle le concept moderne d'histoire aurait été élaboré pour penser pleinement la Révolution française: la philosophie de l'Histoire aurait été la philosophie de la Révolution et cette philosophie, on l'aura deviné, c'est la philosophie hégélienne (29).

Une telle perspective est évidemment indissociable du présupposé bien connu, et fortement intériorisé par les historiens français de la philosophie, que l'on a évoqué plus haut: les vraies philosophies de l'Histoire sont allemandes et le hégélianisme est la plus vraie des philosophies allemandes de l'Histoire. Or il ne paraît guère possible de soutenir cela sérieusement aujourd'hui, sauf à s'installer dogmatiquement d'entrée dans le hégélianisme, ou du moins dans un certain hégélianisme, de manière à lire toute « philosophie de l'histoire » antérieure comme une simple ébauche.

Mais il est vrai qu'on ne peut pas se contenter non plus de renvoyer aux Lumières en notant que Montesquieu ou Voltaire ont témoigné d'un vif intérêt pour les études historiques (30). Non, il faut assurément procéder à une analyse plus fine qui a été tentée ailleurs en étayant l'hypothèse suivante: c'est selon trois modèles distincts qu'à partir des années 1760 « la philosophie de l'Histoire » s'est élaborée : l'histoire naturelle écossaise de l'humanité, le tableau historique français et la théodicée allemande de l'Histoire. En ce qui concerne cette dernière, elle trouve son canevas décisif chez Isaak Iselin, dès 1764, dans Über die Geschichte der Menschheit où les trois cycles de l'Orient patriarcal, de la Méditerranée républicaine et du Nord éclairé se succèdent à l'intérieur d'une Entwicklung organique complètement déployée (31).



Cela revient à dire que l'on n'a pas attendu la Révolution pour construire le concept moderne d'Histoire qui fut d'ailleurs congénitalement équivoque. La question devient alors: en quoi donc ladite Révolution a-t-elle contribué à cette constitution — si tant est qu'elle y ait contribué en quelque chose ? Ou, si l'on préfère : quels problèmes la Révolution a-t-elle prioritairement posés à un concept d'Histoire en cours de construction ? Et il semble que l'on peut spontanément en identifier deux.

En premier lieu, il y eut la question de la réalité de la rupture révolutionnaire qui mettait en cause l'historicité de l'Histoire et que l'on pourrait récapituler comme suit. Si la Révolution est ce qu'elle prétend être, à savoir un recommencement absolu où le code se substitue à l' « histoire », alors c'est qu'il n'y a pas d'Histoire. Si, inversement, il y a Histoire, alors nous devons envisager deux possibilités. La première est que la Révolution est l'illusion nécessaire de la rupture, illusion par laquelle elle accomplit sans le savoir le processus indéchirable où elle s'inscrit. La seconde est, au contraire, que la Révolution est une rupture réelle, donc aberrante, donc aussi évitable, parce que l'Histoire est naturellement évolutive. C'est bien sûr ici que nous retombons sur nos pieds.

En second lieu, il faut dire que la Révolution modifia la représentation de la fin du processus historique en l'ouvrant à l'indéfini et à ses équivoques: ce n'est pas un hasard si, en 1793, simultanément, mais indépendamment les uns des autres, Godwin, Condorcet et Fichte invoquèrent le perfectionnement indéfini. Or cela tint à ce que la Révolution apparut comme la preuve d'une formidable disjonction entre l'invraisemblable et le possible : le réel révolutionnaire, n'est-ce pas l'irruption dans l'expérience de ce qu'on croyait encore, un instant auparavant, les simples chimères d'un esprit aussi exalté que celui de Jean-Jacques (32). L'Histoire, c'est alors la transformation incessante de l'invraisemblable en réel. Et il en résulte qu'elle se trouve alors « indéfinie » en deux sens. D'une part, puisque les progrès les plus incroyables s'avèrent possibles, nous ne pouvons plus (ou nous pouvons ne plus) assigner de terme à nos espérances. Mais, d'autre part, s'il arrive que l'invraisemblable devienne réel, cela ne signifie pas, ou du moins cela ne devrait pas signifier, que n'importe quel progrès puisse être raisonnablement escompté — sans quoi on en arriverait à Fourier dont la Théorie des quatre mouvements (1808), de fait, invoque cette scission du possible et du vraisemblable pour légitimer, par exemple, la transformation des eaux marines en limonade. Mais comment donc dissocier l'invraisemblable possible de l'invraisemblable chimérique ? C'est ici que l'Histoire se présente comme indéfinissable : invraisemblable aujourd'hui, le réel de demain est tout bonnement inanticipable. Et la question de l'utopie devait hypothéquer d'emblée le concept moderne d'Histoire (33).

2. Sautons maintenant à l'autre bout de la chaîne : au XXIème siècle dont nous avons évoqué jusqu'ici la « préhistoire ». De ce qu'un tel concept soit aujourd'hui impuissant à susciter l'adhésion, faut-il en inférer qu'il doive entraîner dans sa chute l'espérance révolutionnaire en tant que celle-ci put trouver sa légitimité comme télos de l'Histoire, et achèvement de ce que les Français avaient si bien commencé ?

C'est ici, me semble-t-il, que nous pouvons comprendre le succès considérable de l'ouvrage d'Hardt et Negri, Empire (2000) (34). Leur ingéniosité, en effet, consista en ceci : soustraire la Révolution à l'Histoire pour sauver celle-là du naufrage de celle-ci. Avec Hardt et Negri, il redevient possible aux militants révolutionnaires de porter tête haute. Ils n'ont plus besoin de se référer honteusement à cette Histoire qui, même sans sujet ni fin, demeurait bien embarrassante pour autant qu'une fin, malgré tout, elle en connaissait une peu glorieuse.

Il est impossible de s'arrêter ici longuement. Mais on peut peut-être quand même noter que le traitement du thème de la « fin de l'Histoire » dans Empire est révélateur à cet égard. D'un côté, il faut bien sûr le disqualifier comme idéologique: comment soutenir que l'Empire américain vienne mettre fin à l'histoire alors que l'Empire qui se met en place, par hypothèse, ne peut pas être américain puisque nous vivons dans un monde dépourvu de centre (p.462) ? Mais par là même, d'un autre côté, il est vrai qu'une certaine histoire est finie, à savoir celle qui pouvait se penser en termes dialectiques car elle opposait l'Autre extérieur (ou périphérique) à un Moi souverain dont la complicité avec le pouvoir du capital était patente (p.238 et 443). La fin de cette histoire-là ne signifie certainement pas qu'il ne se passera plus jamais rien de notable, mais que nous avons affaire à une nouvelle historicité qui implique, comme on pouvait s'y attendre après ce que nous avons dit plus haut, une nouvelle ontologie des possibles: l'historicité du XXIe siècle est celle des virtualités singulières de la multitude, c'est-à-dire d'une multitude qui créera ses propres possibilités irréductibles pour autant qu'elle saura se débarrasser du pouvoir impérial (p.393 et 444-445).

Le possible n'est alors plus ce futur réel prédéterminé en direction duquel s'oriente naturellement le processus dont il s'agit alors seulement d'accélérer le cours ; il est ce qui apparaîtra après coup comme possible lorsque les virtualités de chacun l'auront inventé. Et la Révolution n'est plus un « résultat » ; elle est l' « événement » (p.493) par lequel la multitude se réappropriera les forces qui lui ont été confisquées par le parasite impérial, celui-ci n'étant rien d'autre, comme la métaphore l'indique suffisamment, qu'une négation passive emprisonnant des forces qui lui préexistent (p.94 et 435-436). Or cette réappropriation, c'est sans doute d'abord celle du temps qui redeviendra immanent aux activités qui l'engendrent au lieu de se présenter comme leur mesure transcendante et policière (p.482-483).



Voici donc finalement comment on put redevenir révolutionnaire. Mais comment alors redevenir (sérieusement) réformiste ?

Silence assourdissant.

Notes

(1) Coorganisé par le Centre Marc Bloch et le Zentrum für Vergleichende Geschichte Europas sous le titre Entwicklung, Fortschritt, Katastrophe.

(2) C'est là le nerf de l'argumentation proposée par J. Benoist dans « La fin de l'histoire comme forme ultime du paradigme historiciste » in J. Benoist/F. Merlini, Après la fin de l'histoire, Paris, Vrin, 1998, p.17-59.

(3) La raison sans l’Histoire, Paris, PUF, 2007, chap. XVI.

(4) Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Champs-Flammarion, 1986, p.42. Strauss lui-même a échoué à réaliser ce projet car, comme Löwith au même moment, il s'est contenté d'inverser le processus victorieux de l' Entstehung des Historismus en une dégradation désastreuse. Ici s'ouvre une nouvelle piste: la croyance en l'Histoire ne fut-elle pas elle-même ce qui explique, en tout ou en partie, la « catastrophe allemande »? Voir le chapitre XIV de l’ouvrage cité à la note précédente.

(5) Voir infra, C.1.

(6) Voir G. Droysen, Précis de théorie de l'histoire (1882), § 74: »C'est ce moi général, ce moi de l'humanité, qui est le sujet de l'histoire » (trad. A. Escudier, Paris, Le Cerf, 2002, p.86). Et E. Balibar, La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, p.248, n.1.

(7) Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p.69-76.

(8) Kritische Ausgabe, München-Paderborn-Wien, F. Schöningh, Bd. VII, 1966, p.7.

(9) « Révolution » in J. Leenhardt/R.Picht, Au jardin des malentendus. Le commerce franco-allemand des idées, Arles, Actes Sud, 1997, p. 58.

(10) Political and Philosophical Writings, London, W. Pickering, 1993, t.III, p.198 sq.

(11) Pour Rehberg, voir le préambule des Recherches sur la Révolution française (trad. Sosoe, Paris, Vrin, p.75) et pour Fichte l'introduction à la Contribution de 1793, section II.

(12) L'Allemagne et la Révolution française, Paris, PUF, 1949, p.79 sq.

(13) Voir les références données par P. Pénisson dans J.G. Herder. La raison dans les peuples, Paris, Cerf, 1992, p.131-132.

(14) Sämtliche Werke, éd. Suphan, Berlin, Weidmann, t. XVI, 1887, p.109-128.

(15) Principes de la philosophie du droit, § 21, addition.

(16) Voir l'éd. de H. Stolpe, Berlin-Weimar, Aufbau-Verlag, 1971, t. II, p.332-343.

(17) L'étude serrée de cette métaphore, de ses fonctions et de ses déplacements serait une autre piste.

(18) Dont le lecteur français possède maintenant une traduction par A. Perrinjaquet, parue chez L'Age d'homme, Lausanne, 1993, à laquelle je renvoie ici.

(19) Ibid., p.132, 185, 226 sq. (contre Fichte), et 267: «Ce qui fait l'originalité de mon essai sur le droit à la révolution, c'est surtout le fait, je crois, que je ne fais pas d'hypothèse sur la naissance des États. (…) Si le gouvernement existe en vertu d'un contrat, quel qu'il soit, on n'est pas autorisé à le changer (…) » (Lettre à Forberg du 10 décembre 1794). Pour Kant, voir l'argument employé dès 1793, contre l'idée d'une organisation ecclésiastique « définitive » (Théorie et pratique, Aka., VIII, 305; et aussi Doctrine du droit, § 49/C, Aka, VI, 327). Pour Fichte, voir l'argument employé la même année à la fin du premier chapitre de la Contribution. Mais Kant et Fichte conservent le contrat (La raison sans l'Histoire, op. cit., p.200-203).

(20) Qu’est-ce que les Lumières ?, Aka, VIII, 36.

(21) La religion dans les limites de la simple raison, Aka, VI, 122.

(22) Projet de paix perpétuelle, Aka, VIII, 373.

(23) Doctrine du droit, § 52, Aka, VI, 340: Kant, contre Herder sans doute, oppose, au bénéfice de la première, la métamorphose continue à la palingénésie discontinue ; et conclusion, VI, 355 et appendice, 372.



(24) A une exception notable près dont nous reparlerons où la révolution du mode de pensée (la conversion) est conciliée avec la réforme de la sensibilité: La Religion..., Aka, VI, 47.

(25) Dans la fameuse note de la Religion (Aka, VI, 188), que les Français aiment beaucoup citer car elle permet de tirer Kant du côté « jacobin », le problème est différent parce que la maturation du peuple s'oppose au blocage despotique qui, sophistiquement, sous prétexte de différer l'émancipation, l'interdit définitivement. Dans quelle mesure cette émancipation doit être continue et immanente, cela est un autre problème.

(26) Selon la thèse de 93 (Théorie et pratique, II, Aka, VIII, 297).

(27) C'est là le retournement sur lequel insiste beaucoup Losurdo dans son Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant (trad. J.M. Buée, P.U. de Lille, 1993) : voir notamment p. 58, 67, 97, et 188 sq.

(28) La Religion..., Aka, VI, 47. Voir aussi l'Anthropologie qui définit l'acquisition du « caractère » comme « une sorte d'explosion » subite incompatible avec tout apprentissage dans la durée (Aka, VII, 294-295).

(29) « Penser la révolution » in D. Schultess/P. Muller (éd.), La Révolution française dans la pensée européenne, Lausanne, L’Age d’homme, 1989, p.11-33. H. Günther, dans l'article cité plus haut (note 8), écrit dans le même sens: « On peut même dire que la philosophie de l'histoire s'est seulement développée en Allemagne à la suite de l'impression laissée par la Révolution française » (p.57).

(30) E. Cassirer, La philosophie des Lumières, (1932), chap.V. C’est là une observation que ne se lassent pas de citer les adversaires de l’ « historicisme » car elle bénéficie de l’autorité d’un maître; mais elle est en elle-même très pauvre car quand on a dit que les philosophes des Lumières éprouvaient de l’intérêt pour les questions historiques, on n’a pas dit grand-chose: on pourrait en dire autant de ceux de la Renaissance! La vraie difficulté est de savoir ce qu’on doit entendre précisément par « philosophie de l’histoire ».

(31) Les trois sources des philosophies de l'Histoire (1764-1798, Paris, PUF, 1994 ; rééd. Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.

(32) Ici, il faudrait relire avec attention l'argument proposé par Fichte dans la Contribution et évoqué plus haut (note 11) ; aux partisans de Burke, on doit répliquer: « Pourtant, malgré vos cris d’orfraie, bien des choses sont devenues réelles tandis que vous vous démontriez leur impossibilité » (Gesamtausgabe, éd. R. Lauth/H. Jacob, Stuttgart/Bad-Cannstatt, F. Fromann/G. Holzboog, 1964, Bd. I/1, p.229).

(33) La raison sans l’Histoire, op. cit., chap. XI-XII.

(34) Trad. fr. D.A. Canal, Paris, Exils, 2000.



Bertrand Binoche, "Evolution/Révolution : une antinomie constitutive du concept moderne d’histoire", Révolution Française.net, Etudes, mis en ligne le 1er février 2008, URL:http://revolution-francaise.net/2008/02/01/200-evolution-revolution-concept-histoire