3. En 2001, Eric Rhomer expérimente des procédés techniques nouveaux pour mettre en scène l’Anglaise et le duc, film ouvertement royaliste et contre-révolutionnaire. Les décors XVIIIe sont habités par une aristocratie raffinée et un peuple avide de sang. Marc Fumarolli dans les cahiers du cinéma compare le statut de l’Anglaise dans les prisons de la terreur à celle d’une goy dans le camp de Drancy en 1942. Pour le scrutin européen de 2004, les monarchistes ultra présentent des listes.

4. “ Bien sur avec ce qui s’est passé en Bosnie et au Kosovo, l’idéalisme révolutionnaire en prend un coup, c’est moins lumineux… ” (un psychanalyste de l’école de la cause freudienne). Sur la première de couverture de l’édition du séminaire huit de Jacques Lacan éditée par Jacques Alain Miller, le buste de Sade se détache sur une Bastille en flammes. Ce séminaire porte sur l’éthique de la psychanalyse.

5. “Vous osez parler des massacres de septembre 1792 sans condamner la Révolution française et le peuple français, mais vous êtes maratiste ! ” (un chercheur). “ Vous êtes fascinée par les têtes qui roulent ! ” (un éditeur.) “ Parlez d’esthétique politique pour la Révolution française, vous êtes des khmers ! (un chercheur) “ Les principes de la Révolution, c’est dangereux, il y a des effets pervers avec les principes… ” (un enseignant chercheur)



6. “ L’histoire de la Révolution française, c’est bien gentil mais votre République… les beaux slogans… c’est pas ça que l’on vit nous…En France, il n’y a pas d’égalité et de fraternité, on ne respecte pas les étrangers. ” (un membre de l’association des africains du Rhône). “ La Révolution française, on sait depuis longtemps que c’est une révolution bourgeoise, aujourd’hui c’est complètement dépassé. ” (un militant ATTAC dans une manifestation). “ Le nom ‘révolution’ n’est plus utilisable depuis Polpot… ” (un ancien militant Mao).

“ Il ne faut rien imiter, mais il ne faut rien négliger… ” (Saint-Just)

7. Revisiter la Révolution française ? Le château paraît bien délabré… Il faut vraiment aimer l’histoire à rebrousse poil. Le monde a changé… Kant le disait déjà puis Victor Hugo, personne ne peut espérer refaire l’expérience à ce prix… Mais quel est le prix de l’oubli de la Révolution française aujourd’hui et quelle espérance peut surgir d’une réinvention de la tradition ?

8. Alors qu’il ouvrait les Etats généraux de la psychanalyse, Jacques Derrida interrogeait le référent révolutionnaire contenu dans cette tradition héritée: les Etats généraux, (héritage en fait de l’Ancien régime…). Chemin faisant, il concluait à “l’impossible au-delà d’une souveraine cruauté ” et décrivait le mouvement maintenu d’une souveraineté propre à “ faire mourir ”, acte cruel en soi et dont les raffinements techniques ne dégagent pas de la responsabilité de la cruauté. Le souverain aurait toujours la faculté de croire que sa manière de faire mourir vient contenir l’illimité de la cruauté. Que ce soit avec la guillotine des révolutionnaires hier ou avec l’injection létale de la peine de mort aux Etats-unis aujourd’hui, le souverain ferait mourir sans mauvaise conscience, c’est-à-dire en étant convaincu de son humanité. Le réquisitoire affirmait ainsi qu’il y a un lien fondateur entre souveraineté et cruauté, ce que l’on trouve aussi chez Joseph de Maistre, puis chez Carl Schmitt puis plus récemment comme fil conducteur du travail de Giorgio Agamben sur le pouvoir souverain et la vie nue.

9. Ce réquisitoire interpellait la psychanalyse alors qu’elle voulait se ressaisir comme chose politique, c’est-à-dire comme sujet collectif propre à prendre des décisions et à énoncer dans l’espace public des affirmations. Comme telle, elle devait en premier lieu reprendre cette question fondatrice de son propos : la jouissance qui se déploie dans l’affirmation de faire le bien peut conduire à agir de la manière la plus cruelle, c’est-à-dire inhumaine. Le rôle de la psychanalyse serait ainsi de réfléchir ce nœud de l’humaine inhumanité. Pour cette raison même la tradition de la Révolution française n’était pas exempte de soupçons.

10. D’une manière douce ou incisive chacun peut reprendre à son compte des éléments de la vulgate du bicentenaire de la Révolution française dominé par l’historiographie de François Furet. La qualification de “ révisionniste ” lui fut accolée, certains s’en offusquèrent d’autres défendirent que toute nouvelle historiographie était par essence révisionniste. Cette historiographie annonçait que la période révolutionnaire était celle de la matrice des totalitarismes. C’est aujourd’hui une sorte de lieu commun qui ne rencontre plus guère de résistance intellectuelle ou politique du côté gauche comme du côté droit. Si les héritiers d’une gauche révolutionnaire ont quelques scrupules à rejeter la “ Révolution française ” contenant malgré tout un syntagme chéri “ révolution ”, ils ont moins d’égard pour souveraineté, république ou nation. Faut-il encore parler de patrie ? Pourtant dans le mouvement de la Révolution française ces notions étaient devenues indissociables. Doit-on considérer que la tradition de la Révolution française est aujourd’hui inactuelle ? Si le monde a changé, faut-il changer radicalement nos catégories de pensée ?

11. Toutes ces questions sont belles et bonnes, car qui n’est aujourd’hui horrifié par les dégâts moraux et politiques de l’illimité de la jouissance cruelle de la souveraineté Etats-Unienne ? Qui ne peut aujourd’hui à bon droit suspecter que c’est le rapport rigide aux catégories du bien et du mal qui conduit à ce désastre ? La souveraine cruauté s’appelle aujourd’hui “ guerre préventive ”, “ torture généralisée ”, “ Guantanamo ”. Elle est le régime d’exception où “ le fait et le droit en viennent à se confondre, où vie politique et vie nue entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible ”. Mais affirmer que ce “ souverainisme ” états-unien est une autre version de la souveraineté ressaisie par les révolutionnaires français de 1789 à 1794, une autre version de la folie de Robespierre, c’est vraiment aller trop vite en besogne ! Il faut reprendre point par point. Sortir de la confusion désespérante. Retrouver un peu d’aplomb.

Noms de guerre

12. Le 8 thermidor 1794, Robespierre est mélancolique. Il évoque la Belgique en parlant des “ arbres de la liberté ” qui demeureront “ stériles ”. Le “ territoire Belgique ” : un lieu où se sont joués les principes et le projet révolutionnaire qu’il a toujours défendu. Au sein du comité de salut public alors que Carnot organise une victoire conquérante et que Barère fabrique une rhétorique toute en faveur de la guerre, saluant chaque victoire comme si elle était une fin en soi, Billaud-Varenne met en garde contre la stratocratie, Robespierre et Saint-Just maintiennent leur refus de la politique conquérante. En vain.

13. En vain Robespierre affirme depuis 1792 que la Révolution n’est pas exportable, que les républiques sœurs sont des fictions politiques qui conduiront à la révolte des peuples toujours souverains : “ La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donne la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis. ” Ainsi argumente Robespierre en janvier 1792 contre tous les bellicistes en général et contre les Brissotins en particulier. Ils affirment vouloir libérer les peuples de l’Europe. La guerre préventive n’existe pas pendant la période révolutionnaire, ni la guerre curative d’ailleurs. Il existe des guerres de défense qui sont toujours justes et des guerres de conquêtes qui ne le sont jamais selon les principes. Nommer la guerre, littéralement lui donner un nom, est déjà une grande affaire politique qui divise les révolutionnaires. Qu’est-ce qu’une guerre de libération ?

14. La guerre déclarée le 20 avril 1792 tourne vite au désastre et se transforme rapidement en guerre de défense, rendant le débat caduc pour un moment. Mais lorsque qu’en novembre 1792, Dumouriez, général de l'armée française entre en Belgique, la question retrouve toute son actualité.

15. “ Nous entrons sur votre territoire (…) sans nous mêler en rien de la constitution que vous voudrez adopter pourvu que vous établissiez la souveraineté du peuple et que vous renonciez à vivre sous des despotes. (…) Toute autorité qui n'est pas créée par le peuple souverain, par sa volonté libre et spontanée pour le représenter dans l'exercice de ses droits de souveraineté est despote. (…) L'antique constitution que la reine Christine a promis de rendre est et sera toujours le pacte d'un peuple esclave avec un despote. ” Le général français propose aux Belges de prendre la Révolution française pour modèle. Il donne alors l'interprétation commune du coup de force de 1789. La souveraineté n'existe que s'il y a une capacité du peuple à transmuter l'héritage en se constituant lui-même. La "volonté libre et spontanée" a été celle des constituants soutenus par le mouvement populaire en 1789. L'avènement de la souveraineté populaire et l'énonciation d'une nouvelle constitution sont nouées dans l’événement singulier.

16. Le 15 décembre 1792, c'est une autre définition de la souveraineté qui, par l'énonciation d'un décret coercitif, donne une forme à la politique française : “ Si nous ne proclamions pas solennellement la déchéance des tyrans et des privilégiés, le peuple accoutumé d'être enchaîné, ne pourrait briser ses fers (…) il faut donc que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire dans le pays où nous entrons et que nous proclamions la liberté et la souveraineté du peuple. ” Tout en proclamant sa fidélité au principe de la souveraineté des peuples, le décret propose une définition de la souveraineté qui fait l'économie de l'auto-constitution du peuple. L'émancipation politique ne serait plus le fruit d'une capacité des peuples à rompre avec leurs traditions et leurs coutumes, le fruit d'une capacité à se révolter mais serait produit par une décision extérieure au peuple, un bras porteur de libération. La souveraineté révolutionnaire issue des événements de 1789 supposait une expérience du peuple en intériorité, désormais la souveraineté est pensable en extériorité. Ce passage d'une expérience en intériorité à une expérience en extériorité est ce qui constitue le coup de force discursif et pratique. Ce qui aurait du être qualifiée de conquête est présenté comme un autre mode de reconquête de souveraineté adéquat à la situation belge : “un peuple trop accoutumé à l'esclavage”.

17. Ainsi émerge la confusion dont nous sommes héritiers.

18. Elle est immédiatement relevée par la ville libre de Bruxelles. Ses représentants provisoires reviennent sur la définition de la souveraineté pour s'opposer au pouvoir coercitif des Français dans une adresse aux Conventionnels du 24 décembre 1792 : “ Puisqu'incontestablement le peuple belge est souverain et indépendant, la république française a-t-elle le droit de déclarer son pouvoir révolutionnaire coactif et coercitif ? Législateurs ce serait établir une aristocratie nationale (...) ce serait tracer une nouvelle mythologie souveraine qui distinguerait les peuples à raison de leur force politique en nations et semi-nations (...) ce serait en supprimer le nom et la chose, nous conquérir par le fait ; enfin ce serait détruire les bases sacrées de l'égalité politique et naturelle qui est le thermomètre et le garant de celle de l'individu car quoique les nations peuvent être comme les individus inégales en moyens, elles sont nécessairement égales en droits par cela seul qu'ils existent. Si les Français ne sont que nos frères (...) comme il n'y a ni demi justice ni demi liberté ils respecteront les droits de la souveraineté des Belges et ils rempliront notre attente en continuant les secours promis pour consolider la liberté belgique. (...) Si la convention nationale pouvait avoir le droit de porter des décrets exécutables dans la Belgique (...) la souveraineté du peuple belge deviendrait un être de raison car la souveraineté est une et absolue, indivisible, incommunicable ; et par conséquent elle est entière ou nulle. ” Ils n’ont pas été entendus et la Belgique a été annexée.

Le fantôme cosmopolitique

19. La révolution vilipendée comme celle du terrible Robespierre n’a pas eu lieu. Elle reste à promouvoir et c’est dans une certaine mesure ce que disent certains de nos contemporains. Ulrich Beck construit une partie de l’argumentaire de son livre sur pouvoir et contre pouvoir à l’ère de la mondialisation, sur la distinction entre vrai et faux cosmopolitisme : “ on doit parler de faux cosmopolitisme quand le droit universel, les exigences morales transcendantales telles qu’elles sont formulées par exemple par Emmanuel Kant dans son Projet de paix perpétuelle, sont mêlées aux ambitions des grandes puissances et transformées en source de légitimité d’une rhétorique mondiale hégémonique du “ nouveau jeu ”. Robespierre mélancolique a fait l’expérience douloureuse de cette nécessité qui se heurte au jeu trouble de la propagande. Sa mélancolie est produite par la difficulté non seulement à reconnaître où est le vrai et où est le faux, mais à le faire savoir.

20. Avec ses amis politiques il a tenté d’inventer des formes terribles de contrainte pour les faux monnayeurs de principes. Ceux qui fourbissent des armes contre l’humanité de l’humanité, cette humanité qui se constitue en luttant contre la tyrannie ou en s’arrachant à l’état sauvage, sont accusés de crime de lèse-humanité. Ce crime ressemble beaucoup à notre crime contre l’humanité et l’argumentaire déployé contre les Anglais accusés d’un tel crime le 7 prairial an II, permet d’en prendre la mesure : “ Dans le Bengale, il aima mieux régner sur un cimetière plutôt que de ne pas asservir les habitants (…) Dans l’Amérique et aux Antilles, il a fait faire des progrès à la traite des noirs, et consacré des millions d’hommes à ce commerce infâme. Dans l’Amérique septentrionale, l’Anglais a fait ravager les côtes, détruit les ports, massacré les habitants des campagnes. Il a forcé les Américains faits prisonniers en pleine mer à porter les armes contre leur patrie ; à devenir les bourreaux de leurs amis et de leurs frères ou à périr eux-mêmes par des mains si chères (…) L’Angleterre forgea le traité de Pillnitz pour abreuver l’Europe du sang des hommes et les empêcher de se ressaisir de leurs droits. (…)Les Anglais ont toujours voulu égarer l’opinion de l’Europe par leurs journaux”..

21. Déporter, affamer, assassiner les populations civiles en situations de guerre ou de conquête, maintenir l’esclavage, torturer les prisonniers et les ennemis, empêcher les peuples de se ressaisir de leurs droits, égarer l’opinion, pervertir la langue du droit, trahir son humanité et l’humanité par l’exercice constant de la cruauté, la déshumanisation délibérée de l’autre, ce sont là les chefs d’accusation qui conduisent à qualifier les Anglais de “ sauvage policés ”, puis de “ traîtres à l’humanité ” puis “ d’ennemis du genre humain ”.

22. On n’envisage pas alors de mettre en place un tribunal pénal international mais on estime devoir appliquer le droit des gens ou droit naturel à ceux qui, parce qu’ils sont “ plus éclairés que les soldats des autres gouvernements, et viennent assassiner la liberté sur le continent, sont plus coupables ”. Les stoïciens inventèrent le couple humain/inhumain et déclarèrent que l’inhumain était une bête féroce pour avoir rompu le contrat social. Pour John Locke, tuer celui qui méprise la raison et ne veut connaître que l’usage de la force est une réplique raisonnable pour sauver la cité. Lorsque le contrat social est rompu, c’est-à-dire lorsque les droits naturels de l’homme et du citoyen sont connus et trahis, les révolutionnaires font retour à la cruelle exception. Louis était devenu ce traître, les Anglais à leur tour sont devenus des traîtres complaisants pour ne pas s’insurger contre Pitt. Il n’y a plus d’indulgence possible quant il s’agit de sauver la cité.

23. Ici sont les failles du projet révolutionnaire, dans ce désir d’en finir une bonne fois pour toutes avec “ l’ennemi des droits de l’homme et du citoyen ”. Un désir qui a été mis en scène en 1945 en même temps qu’on inventait le crime contre l’humanité face aux nazis. Mais comment contrôler politiquement la cruauté de celui qui refuse sciemment et volontairement les règles d’un jeu commun respectueux de l’humanité ? Comment renoncer à l’idée que chacun est responsable de son gouvernement sans renoncer du même mouvement à toute puissance politique des citoyens ? Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ils sont seuls à même de résister à l’oppression et de s’insurger par devoir lorsque le droit est violé par un mauvais gouvernement. Robespierre n’avait pas de réponse et Saint-Just s’interrogeait “ et que veulent ceux qui ne veulent ni vertu, ni terreur ? ”

24. Or si le roi premier traître à la cité meurt, la guerre à mort déclarée aux Anglais n’a pas eu lieu. Robespierre le déplore lorsque ses biographes s’en réjouissent. Le premier sait qu’il n’y a rien qui puisse venir protéger le droit face à ses ennemis, les seconds se félicitent de n’avoir pas à déplorer tant de cruautés. Lorsque Robespierre mettait ses espoirs dans la valeur d’un droit universel défendu par chaque individu responsable de sa liberté comme de celle de tous les hommes dans des rapports de réciprocité de la liberté, lorsqu’il espérait que de proche en proche chaque peuple pourrait vivre à l’égard des autres dans des rapports de réciprocité de la souveraineté, et qu’ainsi l’égalité entre citoyens puis entre peuples aurait un contenu juridique empirique, ses biographes s’effrayent des dangers d’une telle responsabilité collective des peuples et d’une punition qui ne touche pas à la seule dimension symbolique de l’existence mais à l’existence elle-même.

25. En ce point précis, il nous faut inventer sans imiter. En ce point précis il ne faut pas négliger l’aporie récurrente. Aporie et mélancolie.

Contrôler l’humaine cruauté

26. Les révolutionnaires ont-ils joui de cette aporie ? Ils ont toujours considéré qu’elle était leur brûlure, celle qu’ils ne pouvaient éviter face aux “ chiens de l’enfer ”. Résister à l’oppression c’est “ reprendre le glaive de la loi ”, ce que fait le peuple le 10 août 1792. Puis venger les morts et punir les criminels, ce que fait le peuple en septembre 1792. Puis obtenir que des institutions viennent défendre la souveraineté populaire si douloureusement conquise sans que le peuple soit encore exposé à l’exercice de la cruauté. La Convention doit faire obstacle à cette brûlure, l’institutionnalisation du jugement de Louis Capet, puis les institutions de la période de la Terreur doivent faire barrage à la jouissance barbare. La période révolutionnaire invente des filtres contre l’extension de la cruauté. Ces filtres concentrent la cruauté dans l’espace, le temps et la symbolique de la mort donnée. L’effort révolutionnaire face au mal radical est de refuser d’y répondre par une extension illimitée de la violence réplique. Si le fait et le droit se sont confondus au nom des droits de l’homme, tout l’art révolutionnaire a consisté à définir les institutions qui permettraient de contrôler l’extension de cette confusion et d’en déclarer la marginalité historique nécessaire. Un voile religieux doit recouvrir les massacres de septembre, une commémoration active doit entourer les événements fondateurs 14 juillet 1789 et 10 août 1792. Il faut rappeler sans cesse le coût de la conquête de la liberté pour un peuple souverain et ainsi maintenir la crainte de devoir répéter une fondation effectuée au prix fort. Contrôler et apaiser les émotions dissolvantes des rapports sociaux, dissolvante de l’identité humaine, promouvoir les affections sociales, amitié, fraternité et hospitalité, voilà toute l’ambition du projet et des pratiques révolutionnaires.

27. Cette réflexion comme cet art ne font pas partie de l’arsenal américain car les états unis ne poursuivent pas un projet révolutionnaire. Ils ne font pas de la violence une denrée rare et fondatrice mais inventent l’espace illimité d’une violence policière conservatrice du droit du plus fort. Il n’y a pas là de filtres de liberté mais une confusion terrible extensive du fait et du droit qui ne vient pas le défendre mais le rendre totalement indisponible.

Epilogue : y a-t-il un au-delà de la souveraine cruauté ?

28. Délier le citoyen de l’horizon cosmopolitique entendu comme espace de réciprocité des pouvoirs souverains est la grande affaire du renouvellement de la politique. La politique est alors transnationale et humanitaire, deux qualifications qui visent à en finir avec ce que la souveraineté recelait de potentialités de cruauté à l’égard des corps et de potentialités d’exclusion à l’égard des non nationaux. Le transnational ferait l’économie de l’exclusion de l’étranger et l’utopie annoncée est celle où chacun, fort d’une conscience de sa propre altérité, capable de s’appréhender lui-même comme un autre ne se reconnaîtrait plus dans un processus d’identification (à un territoire, aux ancêtres, à une tradition, à des lois, à un chef) mais comme simple humain divisé voire toujours déjà réfugié.



29. Cette division opérerait chaque fois d’une manière singulière, et tous seraient des errants semblables. Il n’y aurait plus de victime émissaire possible. Le transnational affirme ainsi que l’identité humaine est la seule identité politique. Comme telle, elle n’aurait plus à être fondée par la violence politique mais serait donnée naturellement. On conjurerait ainsi les catastrophes politiques du XXe siècle et l’on sortirait du cercle vicieux de la violence fondatrice où le souverain est celui qui fait la preuve qu’il est prêt à mourir et à faire mourir pour affirmer et fonder sa souveraineté. L’affrontement sans merci face à l’ennemi de l’intérieur (terreur), ou de l’extérieur (guerre de défense nationale ou de libération nationale) n’aurait plus de raison d’être. L’humanitaire vient compléter ce désir d’absentement de la cruauté en affirmant la nécessité constante de protéger le corps de victimes transnationalisées elles aussi, puisque c’est au nom de leur identité humaine qu’elles sont objets de l’action humanitaire.

30. Cette théorie critique de la souveraineté nationale ne dit pas, comment se décide en tous lieu les normes du juste et de l’injuste, la définition du bien public. Elle ne dit pas comment les normes du droit pourraient persister à se donner comme démocratiques en l’absence d’institutions législatives elles mêmes transnationales et représentatives. Le transnationalisé n’est plus citoyen.

31. La transnationalisation annoncée des identités individuelles et étatiques n’empêche pas les rapports de domination d’exister (le capital a toujours été transnationalisé), les demandes de reconnaissance politique de s’exprimer dans la violence et souvent la cruauté (attentats terroristes), les individus d’avoir un sentiment d’impuissance politique accru (désertion des rituels électoraux), de voir des organisations non gouvernementales disposer de budget parfois plus élevés que les Etats pauvres et décider de politiques sans contrôle démocratique.

32. L’absence de construction politique de l’humanité conduit à une conception de la démocratie sans prise sur l’au-delà du local. Que ce local s’appelle région, ville ou pays, il n’est plus qu’un lieu où l’on délègue aux indigènes la possibilité de se gérer eux-mêmes, pourvu qu’ils acceptent d’obéir à des normes qu’ils n’ont pas choisies. Le peuple n’obéissant plus à des lois qu’il a lui-même formulées mais à celles de pouvoirs exécutifs d’une ré privatisée et non d’une république n’existe plus comme forme politique. Il ne demeure collectivement que comme référence ethnicisée.



33. à supposer que l’invention d’institutions démocratiques mondiales soit l’horizon d’attente du transnational, l’humanité ne serait plus une donnée mais un groupe politique à constituer par l’identification à des normes produites collectivement. On ne ferait alors que changer l’échelle de la souveraineté, on ne ruinerait ni le processus d’identification à la loi, ni l’exclusion de ceux qui seraient qualifiés de monstres inhumains et peut-être à nouveau châtiés par des peines cruelles. La cruauté humaine comme question politique ne disparaîtrait pas.

34. Aujourd’hui cette société transnationalisée existe, elle structure une partie du nord, se passe de la démocratie, et les formes de représailles prises à l’égard des monstres s’appellent, intervention au Kosovo, police transnationalisée et secrète, guerre préventive, Guantanamo… Sans doute faudrait-il alors entendre à nouveau que la souveraineté populaire se distingue de la souveraineté étatique. Cette dernière repose sur l’arbitraire d’un chef ou d’une oligarchie qui constitue l’Etat et dispose de la violence policière. La souveraineté populaire repose sur les compétences populaires de surveillance des gouvernants incarnant l’exécutif, de surveillance des législateurs représentant le souverain. Lorsque cette surveillance ne suffit plus pour garantir les normes démocratiques, elle se transforme en résistance à l’oppression, la violence redevient fondatrice. Or, ce que le discours transnational vient clore c’est la possibilité d’inventer un nom de peuple là où la nation a fait faillite, d’inventer des formes démocratiques de surveillance politique, d’inventer des formes nouvelles de résistances à l’oppression et in fine un véritable contrôle démocratique de la cruauté.

Mai 2004.

Ce texte a été publié dans la revue contretemps en septembre 2004.

Sophie Wahnich, "La Révolution française et les trains fantômes", Révolution Française.net, Actuel, mis en ligne le 3 mars 2007. http://revolution-francaise.net/2007/03/03/115-la-revolution-francaise-au-pays-des-trains-fantomes.