Décrire des modes d’écriture par des historiens plus polygraphes que professionnels reconnus, tel est alors l’objectif que se donne Cécile Berly en se confrontant à une série de biographies. La première est une biographie de dévotion, proposé par les frères Goncourt en 1858 sous le titre Histoire de Marie-Antoinette, qui se retrouve le siècle suivant, et là par un recours inattendu à la science des astres, sous la plume de Jean Chalon dans Chère Marie-Antoinette (1988). A ces œuvres prévisibles de réhabilitation s’ajoutent d’abord l’un des livres de Stefan Zweig, Marie-Antoinette, portrait d’un caractère moyen (1934), auteur dont on connaît la justesse et l’intelligence psychologique dans l’art biographique, puis la biographie plus universitaire de Evelyne Lever (Marie-Antoinette, Fayard, 1991) qui se singularise cependant par une sensibilité très peu féminine à son personnage. Mais il convenait de ne pas faire l’impasse sur un genre bien établi, la biographie royaliste dont les Girault de Coursac se chargent dans leur Louis XVI et Marie-Antoinette, vie politique, vie conjugale (1990).

Dans un premier chapitre, intitulé Une reine et ses biographes, Cécile Berly nous fait entrer, avec force de détails, dans la méthode du vulgarisateur, via sa relation à un lecteur type, tout en insistant sur sa fonction démiurgique d’appropriation d’un destin historique par le seul fait de l’écriture. Pour leur part, les Goncourt profitent de leur notoriété et de leur curiosité de collectionneur quasi-fétichiste des objets liés à Marie-Antoinette pour imposer un portrait idéalisé de Marie-Antoinette qui contraste singulièrement avec leur dévalorisation ordinaire des femmes. Ne faut-il pas s’étonner alors que leur ouvrage se situe, pendant de longues années, dans les références incontournables des historiens ?

Le cas de Jean Chalon est tout aussi édifiant. Adepte de l’astrologie, ce polygraphe écrit d’abord pour vendre et se faire reconnaître, sans grand succès à vrai dire du côté de la communauté des historiens. Conservateur à diable, mondain dans l’âme, il ne cache pas son amour pour ses héroïnes successives, et Marie-Antoinette en premier lieu, d’autant que l’exploitation écrite de sa personne s’avère un de ses meilleurs contrats, donc un gage de réussite. Sisyphe de la biographie, il est convaincu d’avoir réhabilité la reine avec des preuves irréfutables à l’appui, tout en relatant, dans son Journal d’une biographie, les angoisses et les obsessions soulevées par son travail. Stefan Zweig nous introduit alors dans une écriture plus mesurée, et de surcroît toute emprunte de sensibilité psychanalytique et politique dans un temps d’écriture marquée par la montée du nazisme. Il en ressort une attention toute particulière au personnage moral de Marie-Antoinette, accusée d’inceste. Stefan Zweig est ici à la fois médecin des âmes et fin dramaturge ce qui explique le succès jamais démenti de sa biographie.

Une fois atteint un tel niveau d’authenticité, la biographie d’Evelyne Lever, pourtant fort sérieuse en évitant soigneusement le témoignage de seconde main, paraît essentiellement ciblée pour une communauté d’historiens qui n’en reconnaît pas pour autant ses talents, à trop jouer avec l’intimité de son personnage. Le parcours se termine par l’examen de l’écriture « royaliste » des Girault de Coursac fortement marqués par le traumatisme de l’exécution du couple royal, et soucieux, par ricochet, de détruire la légende noire de Louis XVI. A insister sur le fait qu’ils n’utilisent que des sources archivistes, ces historiens en viennent à les idéaliser au point de paraître plutôt ignorants de la méthode de l’historien. Il ressort donc de ce premier examen que ces travaux historiques sont fort éloignés, généralement en négatif, de la méthode critique de l’historien, et de ses règles pourtant si strictes.

Dans le chapitre suivant, intitulé Les miroirs déformants de Marie-Antoinette, Cécile Berly entre plus avant dans les procédés rhétoriques utilisés par ces biographes compte tenu de leur dépendance vis-à-vis des traditions d’écritures historiographiques. Chapitre plus technique donc nous laissons au lecteur le soin d’apprécier ses considérations sur la part morale de la rhétorique, sur le style propre à la proposition mémorielle, sur l’insertion par divers embrayeurs (le on par exemple) de l’authentification biographique jusqu’à la part inusitée de la référence atypique à la science astrale. Mais l’exemple rhétorique le plus extrême est celui, abordé pages 97 et suivantes, d’une histoire vulgarisée pour le moins surprenante lorsque l’auteur de Chère Marie-Antoinette nous entraîne sur le versant de la comparaison « scandaleuse » entre l’Autrichienne et le nazi : aussi vite dite, aussi vite réfutée. Ici l’obsession de la réhabilitation atteint son point culminant.

Cécile Berly en vient enfin à s’interroger, dans la troisième partie, sur ce qu’il en est, dans une biographie aussi tourmentée d’une reine, de l’écriture d’un corps féminin. C’est là où le propos de l’historienne se rapproche au plus près des problèmes de l’histoire genrée vis-à-vis de ce personnage historique. Sa narration entremêlée des écritures vulgarisatrices sur un corps dénudé, montré, sexualisé, loué ou accusé, enfin condamné à mort s’avère d’une très grande qualité d’écriture et de lecture. Le travail du vulgarisateur prend une dimension forte au prisme du regard de l’historienne. Cécile Berly ouvre ainsi la possibilité d’accompagner l’écriture vulgarisatrice par une écriture à la fois nouvelle et authentique, par une sorte de réappropriation proprement historienne. Et c’est bien dans le regard croisé sur le corps de Marie-Antoinette que son propos introductif sur l’importance de la dimension sexuée de la Révolution française prend toute sa consistance. Lorsqu’elle affirme d’emblée que cette dimension « est une notion essentielle pour tenter de comprendre la complexité des faits révolutionnaires » et ajoute : « la figure mythique de la reine l’illustre, l’étude des vulgarisations qui lui sont consacrés espère le démontrer », elle entraîne notre conviction au terme de la lecture de son ouvrage.

A ce titre, alors que la biographie classique est concurrencée par le Web comme l’analyse Cécile Berly à propos de Marie-Antoinette dans un article des Annales Historiques de la Révolution française, cet ouvrage démontre qu’il convient toujours de prêter attention à une production vulgarisatrice imprimée dans laquelle se déploie une écriture certes partisane et accusatrice, mais témoignant surtout d’une mémoire blessée, fascinée, effrayée.


Jacques Guilhaumou, à propos de Cécile Berly, Marie-Antoinette et ses biographes. Histoire d’une écriture de la Révolution française, Révolution Française.net, Recensions, mis en ligne le 22 février 2007. http://revolution-francaise.net/2007/02/22/102-marie-antoinette-biographes-ecriture-revolution-francaise